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Rapport de M. le chanoine Rodhain

09 février 2013
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"Rapport de M. le chanoine Rodhain", Conclusions des journées d’études internationales. Paris 3-4-5 mars 1947, pp. 17 21.

Rapport de M. Le chanoine Rodhain

Excellence, Messeigneurs, Mesdames, Messieurs,

Le panorama des réalisations de la Charité Catholique présente un spectacle admirable.

Nous le savons.

Mais pour entrer dans cette humble mentalité enfantine à laquelle nous conviait il y a un instant Son Excellence le Nonce Apostolique, nous conviendrons que ces réalisations ne sont, aux yeux du Seigneur, que des miettes dans une corbeille. Je n’en parlerai point dans ce rapport qui sera surtout un bref avant-propos.

La plupart des spécialistes du problème « Secours » qui se sont réunis dans cette salle conservent, parmi leurs expériences récentes, le souvenir d’une certaine période, pour eux la plus émouvante de toutes : c’est celle du printemps 1945.

Certains délégués ici présents ce matin étaient alors enfermés dans des camps et attendaient leur libération. D’autres délégués, également ici présents dans cette salle, partaient alors vers ces camps comme délivreurs, porteurs des confidences de milliers de familles. Ils conservent de ces caravanes de secours improvisées, de leur départ, de leur équipée mouvementée, de leur arrivée parmi les délivrés de Buchenwald ou les typhiques de Dachau, un souvenir impérissable.

Le souvenir d’une misère rencontrée et le souvenir de dévouements admirables : infirmières, religieuses et médecins se sont dépensés sans compter, c’est vrai. Mais ayons enfin la franchise de le dire, il nous reste d’autres souvenirs plus amers : celui de nos responsabilités communes en face de certaines carences. Osons dire, entre nous, que si les secours catholiques avaient eu alors seulement une conférence commune de deux heures, quelques milliers de vies humaines auraient été épargnées.
En effet, à cette époque-là, on pouvait voir dans le bureau du Gouverneur américain d’une ville d’Europe centrale un tableau noir sur lequel il notait les diverses missions de secours qui, successivement, arrivaient chez lui, puis en repartaient sans aucun ordre, ni aucune méthode. Une des missions catholiques y parvenant s’aperçut ainsi qu’elle était la soixante-quatorzième mission dans la même ville. Pendant ce temps-là, à Bergen-Belsen, quelques milliers d’humains moururent, après la délivrance, faute de soins, de médicaments et de secours.

Pour avoir été témoins de ces morts, de ces gaspillages d’énergie, de ce témoignage de la Charité Catholique qui fut généreux, mais partiel, alors qu’il aurait dû être si facilement adapté et efficace, pour avoir souffert atrocement de cette absence totale de plan d’ensemble et de méthode et de coordination, quelques-uns ont travaillé d’arrache-pied depuis lors, en rêvant d’une table avec un tapis vert, en un lieu quelconque du monde, où les représentants authentiques des secours catholiques de toutes les nations se réuniraient pour étudier ces problèmes communs et chercher la solution.
Et voici qu’aujourd’hui, il n’y a pas seulement un tapis vert, mais il y a même plusieurs tables. Et autour d’elles, des délégations nombreuses et surtout expressément mandatées par la hiérarchie de leur pays. Elles représentent vingt-huit nations. L’idée d’une charité orchestrée sur un vaste plan a trouvé un tel écho qu’il suffit de consulter chaque pays pour y trouver dans chacun des initiatives convergentes. Tandis qu’un ordre religieux se réclame généralement d’un seul fondateur, le projet que nous ferons aboutir en commun aura eu exactement quatre ou cinq cents fondateurs, éparpillés à travers le monde. C’est excellent. Et cela prouve que l’idée est dans l’air.

L’exemple typique des missions de secours en 1945 n’est pas le seul à prouver que la charité des catholiques n’est pas aux dimensions de la misère mondiale. Qu’il s’agisse des éditions de l’Évangile, des secours aux déportés politiques ou aux prisonniers de guerre, des problèmes de l’immigration ou de la famine, ou de la représentation de la Charité Catholique auprès des organisations officielles internationales, mille faits crient la même évidence.
Les réalistes se heurtent aux évidences et soulignent les faits. Bien qu’on les baptise très vite d’empiriques, il ne leur est pas interdit en face de ces faits, même s’ils ne sont pas théologiens brevetés, d’en chercher l’explication.
L’explication simpliste consisterait à dire que la misère actuelle est si vaste qu’elle appelle un effort inusité, dépassant les prévisions de la charité normale. Or même si la générosité catholique décuplait ses prévisions, et donnait en conséquence, on s’apercevrait bien vite que des cargos entiers de victuailles distribuées largement ne résoudraient pas encore le problème. Car ce ne sont pas seulement les dimensions de la misère qui ont changé, mais celles du monde. J’oserai même dire que des misères d’une telle dimension, le monde en a déjà connues. Mais qu’un monde aux dimensions aussi transformées, la charité ne l’a pas encore rencontré, ni réalisé. L’acclimatation de la Charité à ces perspectives nouvelles, voilà la difficulté du problème, mais aussi sa solution.

C’est en fonction des structures nouvelles, c’est-à-dire en tenant compte des dimensions actuelles du monde, dimensions géographiques et sociales, tendances communautaires et perspectives nouvelles de l’action catholique, que le problème des secours à l’échelle internationale doit être posé, pensé et résolu.

C’est donc d’abord et avant tout, un problème à penser en commun, sinon la solution n’en serait que superficielle, c’est-à-dire que malgré des secours somptueux, malgré des trains entiers d’alimentation, elle ne serait ni aux dimensions du monde, ni à celles de l’Église vivante.

Cherchons donc si, parmi les causes du retard de la Charité Catholique, il ne faut pas d’abord placer nos lenteurs à réaliser les changements de dimensions du monde actuel.

Changements des dimensions géographiques.

Dans l’Église méditerranéenne, il suffisait que saint Paul portât lui-même les collectes d’Éphèse à Jérusalem. Peu à peu les distances ont grandi, et peu à peu la Charité s’y est adaptée : les missions en sont la preuve. Mais brusquement, en vingt ans, l’accélération des contacts a pris une dimension totalement inattendue depuis qu’en vingt heures, un Dakota conduit le chrétien si facilement à l’autre bout du monde (ou en l’autre monde). Destiné au Roumain qui meurt de faim, un colis de vivres mettra aujourd’hui moins de temps pour aller de Paris à Bucarest que le Bon Samaritain pour se rendre de Jérusalem à Jéricho. L’homme situé à 3.000 kilomètres est devenu matériellement - proximum - notre prochain. Et cela, nous ne nous habituons pas à le « réaliser ».

Changement des dimensions techniques.

Quelques diacres aux bras solides suffisaient à l’Église primitive. Le problème des secours était alors résolu par leur désignation. Aujourd’hui le moindre transfert de secours exige de la part des charités nationales, une technique des monnaies, une expérience des changes, une science des douanes, des connaissances spéciales de droit international : c’est toute une technique compliquée qui est demandée par ce monde complexe.

Changement des dimensions communautaires.

Et nous arrivons ici aux plus importantes.
« La terre est de moins en moins compartimentée. Les civilisations particulières s’effacent peu à peu pour faire place à une civilisation commune à toute l’humanité. Le monde pour la première fois parvient à son unité. Pour la première fois aussi, il en prend conscience. » (Cardinal Suhard. Lettre pastorale 1947. P. 251.)

Il en prend tellement conscience que, dans son horreur de l’individualisme, dans son, aspiration aux communautés, il va même les chercher où elles ne peuvent éclore : dans le parti, dans l’État.

Il en prend tellement conscience que, dans la solution des misères, il demande exagérément à l’État de se substituer à l’individu ou à la famille, et c’est la socialisation des charités et du secours sur le plan international.
Sur le plan international, c’est la prise en charge des famines, ou des sinistres, ou des calamités par ces communautés puissantes et efficaces qui s’appellent l’U.N.R.R.A., demain l’I.R.O. et où l’Église, cette maîtresse exemplaire de la Charité, est apparemment absente, quoique les chrétiens contribuent généreusement mais individuellement, à alimenter ces organisations.

Allons plus loin encore : dans ce monde à secourir, comment ne pas souligner (si l’on veut un secours adapté) la place que les classes populaires, tendant vers leur majorité, tout en cherchant avec peine leurs propres dirigeants, prennent dans les dimensions nouvelles de cette structure, place et dimension d’autant plus indispensables à étudier, que ce milieu ouvrier du XXe siècle est plus éloigné de l’Église qu’autrefois.

Enfin, dès l’instant où il faudra distribuer des secours, ne serait-ce pas faire fausse route sur le plan international que de calculer la méthode, sans tenir compte des cadres laïcs dans l’Église nouvelle, laïcs préparés par l’Action Catholique et présentant enfin une armature avec ses responsabilités, ses lignes de force, ses perspectives, ses exigences, qu’il serait aveugle de négliger dès qu’on parle des dimensions actuelles du monde ou de l’Église.
Vouloir réaliser des distributions massives sans vouloir travailler avec l’Action Catholique si diverse de chaque pays, c’est faire de la simple épicerie : méthode aussi superficielle que vouloir appliquer l’Évangile en soulignant la multiplication des Pains, mais en escamotant le sermon sur la montagne.

En face de cette architecture nouvelle on perçoit dans la charité chrétienne qui essaye de s’adapter, des craquements. En les écoutant, les pessimistes se demandent avec inquiétude si c’est l’édifice qui se lézarde. Les autres reconnaissent avec joie le bruit de la sève qui monte sous l’écorce. Entre les uns qui tiennent pour la seule transcendance du mystère de l’Église, et d’autres pour sa seule actualité, les ouvriers de la charité ont le facile privilège d’en unir les deux aspects par le « témoignage adapté » de la charité. Nous croyons que l’Église est l’arbre issu du grain de sénevé, il est donc normal qu’elle traverse comme lui la succession des saisons, et qu’elle ait des automnes et des printemps.

Ce printemps nous est apporté aujourd’hui, plein de sève, par les suggestions que vous nous avez envoyées en vue de ces journées : elles sont variées, mais elles ont des constantes.

Les désirs exprimés par les diverses délégations se ramènent à trois constantes qui marquent les conditions dominantes.

1° Une grande déférence vis-à-vis des projets du Saint-Siège. Condition remplie hier par le libellé même de l’invitation minutieusement composée pour produire exactement les souhaits de la Secrétairerie d’État.
Condition remplie aujourd’hui par la présidence de Son Excellence le Nonce Apostolique. Condition remplie demain par l’envoi au Vatican des éléments proposés sur lesquels nous aurons à nous mettre d’accord et par la mise en œuvre de tous les moyens efficaces pour l’application des principes rappelés par les Souverains Pontifes relativement à la Charité sur le plan international.

2° Un souci de sauvegarder l’autonomie de chaque nation. Condition remplie aujourd’hui pour le mandat même détenu par chacune et demain par leur consentement indispensable d’où dépendra tout projet.

3° Le prix attaché aux expériences faites ou subies par chacune, et aux structures propres à chacune des organisations. C’est pour tenir compte de ce désir que le travail des commissions sera plus délibératif que documentaire. Je sais que certains seront déroutés au premier instant de ne pas entendre chaque commission s’ouvrir par une conférence ou un long rapport. Nous avons justement voulu les éviter pour que chaque participant puisse y prendre une part plus active en donnant largement l’exposé de ses propres expériences nationales et la description de tant d’organisations qui sont, et doivent rester très diverses.

Ces conditions étant remplies, il semble que les souhaits exprimés par les lettres précédant vos arrivées oscillent entre un minimum et un maximum.
Le minimum souhaité appelle d’abord, quel qu’en soit le siège et la composition, un bureau d’études au service des diverses organisations nationales : qu’il renseigne, qu’il informe, qu’il documente, qu’il puisse fournir des enquêtes, des statistiques, parfois exactes, sur les besoins, les ressources, sur les D.P., les secours matériels ou intellectuels, tel semble être la constante commune à tous vos désirs.

Il semble même que la quasi-unanimité des vœux confieraient à ce point de cristallisation une certaine initiative, limitée à des suggestions ou à des délibérations en face des catastrophes appelant des secours. Plusieurs souhaiteraient que soit étudié ici dans quelle mesure ce point de cristallisation pourrait ensuite - avec et après les consentements nationaux - avoir un caractère représentatif (à délimiter) auprès des grands organismes internationaux ou intergouvernementaux. Quant au maximum, je n’en parle point, car nous ne sommes pas ici pour rêver.

C’est un rêve en effet, qu’ont, en dormant, estompé l’un ou l’autre délégué, allant jusqu’à préciser quelque image en forme de futur édifice.
Ils ont rêvé une imaginaire réalisation de secours, tellement bien outillée qu’elle ne fût en défaut devant aucune misère ; et cependant tellement pauvre qu’elle ne fût jalousée par personne. Tellement acceptée, qu’elle résultât du consentement de la chrétienté tout entière ; et tellement indépendante qu’elle osât rétablir sans que nul ne le lui discutât le « droit d’asile ». Si rigoureusement administrée que nul ne vînt soupçonner sa gestion ni sa distribution ; et cependant si profondément évangélique qu’une véritable innervation de charité galvanisât chacun à son contact. Si respectueuse des œuvres et de leurs personnalités, mais si vraie, si unie, si équilibrée, si généralisée, qu’elle serait le témoignage visible, sans publicité, de l’Église charitable.

Sans aller jusqu’à ce rêve, il y a tout de même quelques réalités qui sont déjà une petite expérience de laboratoire. Ne voit-on pas, depuis deux ans, en zone américaine, quatre hôpitaux soignant des D.P. malades, de seize nations différentes. Ces hôpitaux ont des aumôniers polonais, des infirmières françaises, des pharmaciens allemands, des vivres américains, des secours du Saint-Siège, des médecins de six pays et des difficultés de toutes sortes. Mais chaque matin sur le mât central est hissé le pavillon pontifical afin d’affirmer que la preuve est faite d’un travail international en commun.
Faible preuve : mais preuve tout de même.

Tout à l’heure, au repas, dans votre assiette, les organisateurs de ces journées ont déposé un carton amer avec le texte suivant :

Tandis que nous nous réunissons

pour venir en aide à tant de malheureux,

nous avons pensé, en ce temps de Carême,

répondre au désir de tous

en simplifiant nos repas en commun

par l’adoption d’une seule boisson :

l’eau claire.

Vous auriez aimé goûter des vins de France. Ce sera peut-être une privation pour vous. Cela a été surtout une grande privation pour la délégation française de renoncer au plaisir qu’elle se faisait de vous les offrir.
Je crois que nous aboutirons dans trois jours - à la condition de nous priver de quelques préférences personnelles. Nous arriverons à une solution qui aura, au prix de quelques simplifications, la clarté de cette eau qui commence par une source, mais qui finit par emporter tout dans un fleuve de charité.

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