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Présence de la charité

07 décembre 2014
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Jean RODHAIN, "Présence de la charité", in Aa.Vv., Présence de la pensée chrétienne, La Colombe, 1949, p. 1 7.

Présence de la charité

S’il y avait à présenter une exposition sous ce titre, présence de la charité, j’imagine que l’architecte ne serait pas en peine. Il composerait un cheminement le long d’une rue dont les façades successives seraient la réalisation de la charité à travers l’histoire.

Le visiteur passerait de l’orphanotrophium des premiers chrétiens à la léproserie du haut Moyen Age. Au fur et à mesure de l’avancée des siècles, un monument typique, dans le style de l’époque, marquerait la charité présente. L’hospice de Saint-Vincent de Paul parlerait mieux que toutes les statistiques. Et, peu à peu, de reconstitution en reconstitution, le visiteur serait conduit jusqu’aux bâtiments typiques de nos jours : le dispensaire du village, l’asile des vieillards tenu par la Congrégation diocésaine, l’école ménagère des Sœurs Missionnaires, la Maison du Bon-Pasteur et la clinique « dernier cri ».

Quelques tonnes de plâtre sur des échafaudages, une peinture bien patinée, quelques détails pittoresques, des inscriptions à la portée d’un public habitué aux faciles pastilles des Digests suffiraient à réaliser ce programme. Et il donnerait une certaine idée des présences « architecturales » de la charité. Ainsi qu’en survolant une ville, à travers le hublot malaisé de l’avion, l’observateur habitué peut remarquer la projection au sol de la charité, en discernant très vite la croix rouge du grand hôpital et les bâtiments réguliers, avec leur cour étroite et leur clocheton étriqué, de l’orphelinat local.
Pour statistiques et renseignements, consulter les annuaires, les publications diocésaines, ou noter chaque mois le nombre de coups de sonnette qu’à votre porte viennent donner les sœurs quêteuses : il est évident que les œuvres de charité tiennent une grande place, une place admirable, une place méritante.

Descendu de son avion, l’observateur notera le meilleur. Dans cet hôpital d’incurables, quarante sœurs soignent, lavent, nettoient toute l’année... Elles font cela dans un cadre étroit, entre des conversations encore plus étroites et avec un horizon immense comme l’amour de Dieu.

Cela, c’est la présence de la charité.

Dans cet asile d’aliénés, le Frère de Saint-Jean-de-Dieu répète inlassablement le même sacrifice au service d’un pays qui n’y pense pas mais qui le devine confusément.

Et puis aussi, et puis surtout, à chaque étage de chaque maison, il y a quelqu’un qui se fatigue. La mère qui veille une heure de plus pour terminer le manteau de la petite. Le visiteur de Saint-Vincent de Paul qui remonte encore le même escalier avec un nouveau renseignement. L’assistante sociale qui ne veut pas achever sa journée parce que les dossiers des sept derniers « cas » ne sont pas complets. Et ce gros homme bourru qui a refusé tous les services demandés et puis qui, en secret - c’est un timide -, se prive pour envoyer des mandats à ses nièces en difficulté.

Cela, c’est la présence de la charité. C’est le jaillissement continuel des gisements évangéliques enfouis dans la géologie des générations. Les journalistes sont si fiers d’expliquer à chaque sondage pétrolifère que cette huile valant des dollars provient de forêts englouties, comprimées, fermentées. J’attends celui qui expliquera comment cette richesse des martyrs, cette végétation monacale du Moyen âge, cet ensemencement du catéchisme quotidien, cette fermentation des versets d’évangiles dans les cœurs de nos ancêtres ont finalement accumulé une hérédité de charité. Elle jaillit comme un puits artésien. Elle jaillit partout. Elle n’a pas de nom ni d’étiquette. Et cela vaut mieux. Mais ce jaillissement et cette inondation sont la plus belle présence actuelle de la charité éparpillée dans le monde contemporain.

Partie de si loin, venue de telles sources, cette charité imbibe-t-elle, baigne-t-elle, pénètre-t-elle le monde ? La source étant reconnue et admirée, le chrétien actuel réalise-t-il ce travail de forage et d’irrigation ? Dans chacun des problèmes mondiaux de misère y a-t-il aussitôt une solution de secours à la mesure de la charité ? Certainement pas.

Le problème tragique des « personnes déplacées » est en voie d’être aux deux tiers résolu. Le Vatican, dès le début, appela les chrétiens au secours. Le monde catholique y a finalement pris un certain intérêt. Les journaux et revues catholiques ont enfin ouvert leurs colonnes à cette misère. Mais, en fin de compte, le problème se résout « sans » les catholiques.

En Palestine, les catholiques ont fait mieux. Il y a eu un geste. Il y a eu une présence. Geste et présence hors de proportion avec la misère, avec les souvenirs de tels lieux. Hors de proportion aussi avec le désir réel et bon enfant de chaque chrétien souhaitant aider ses frères de Bethléem et de Nazareth. Le monde chrétien a des facultés d’apitoiement et de générosité. Il n’a pas, pour rendre présente la charité, un plan d’ensemble ni un plan d’avenir.

Il y a absence de charité parce qu’il y a absence de perspectives, d’idées, et d’harmonisation.

Cette absence s’explique, si elle ne s’excuse pas. Elle a ses causes.
Dans ce monde de plus en plus complexe, le progrès lui-même conduit à l’isolement de l’homme. L’homme moderne, en raison même des progrès techniques, perd le contact avec la misère.

Autrefois, une guerre ou une peste étaient des événements qui alimentaient les conversations : longtemps après, le vieillard racontait autour de l’âtre. Le soldat, ou le moine, ou le marchand de passage ajoutait son témoignage : il se gravait dans la mémoire familiale. Familles et villages dataient les années avec les points de repère des fléaux. Parmi les nouvelles rares, cela frappait, et on se souvenait.

Aujourd’hui, l’attention est effritée par la cadence anormale des nouvelles. Les facultés d’attention - et donc de mémoire - des enfants et des adultes ne résistent point à ces meules d’émeri appelées journaux, cinéma et radio. Martelé tout le long du jour par des titres sur trois colonnes, par des écrans à trois cents images-minute, et par le moulin domestique à paroles radiophoniques, le cerveau humain accorde plus de place au tour de France cycliste qu’aux trente mille morts du choléra en Égypte, justement en proportion de la surface visuelle que les organes dits d’information ont répartie à ces deux faits.

Il y a 1900 ans, on trébuchait sur les paralytiques allongés au bord des chemins et une crécelle vous signalait le lépreux s’approchant. Aujourd’hui, l’un et l’autre sont invisibles dans l’hôpital isolé : tant mieux pour eux. Mais le public ne touche plus du doigt leur misère, elle est lointaine, et, quand on perd le contact de la misère, on perd aussi le contact de la charité. Pendant la guerre, combien ont vécu dans l’ignorance des camps de déportés et n’en ont réalisé exactement l’horreur qu’après leur découverte. Aujourd’hui même, combien sont-ils qui réalisent l’existence, le nombre et les conditions de vie des camps de travail de la Russie Soviétique ?

Combien sont-ils qui connaissent exactement les misères de leur quartier ? Ce vieillard isolé, cette détresse cachée qui ne relève d’aucune catégorie locale, mais que l’on croise chaque jour dans l’escalier sans le reconnaître.
Non seulement le chrétien est souvent séparé de la misère par les circonstances locales, mais aussi par la structure de l’ensemble du monde.
Il faut moins de temps de nos jours pour expédier un colis de vivres par avion de Paris à Athènes qu’il n’en fallait au bon Samaritain pour se rendre de Jérusalem à Jéricho. Le monde des affaires s’est adapté à cette rapidité de communication, le monde du tourisme s’y est adapté aussi, est-ce que la charité a suivi cette cadence ? Là encore, elle est trop souvent absente parce qu’elle n’est pas encore adaptée.

Enfin, en raison de la solidarité des problèmes internationaux, la solution des misères mondiales dépend d’une présence internationale.

En face d’un cataclysme, en présence d’un problème mondial comme furent les « personnes déplacées », une œuvre locale, une œuvre nationale est complètement désarmée.

La charité ne peut être présente que si elle réunit les efforts coordonnés de charité nationale. Là encore, il y aura une absence de la charité catholique tant que sur le plan international ne seront pas harmonisées et organiquement représentées les charités paroissiales, si excellentes soient-elles.

Chaque âme serait-elle remplie de charité, si l’unité du travail n’est pas réalisée, il y a division, il y a dispersion, il y a déperdition.

En face des misères d’aujourd’hui et de demain, il est temps que les admirables charités catholiques sachent s’harmoniser sur le plan paroissial, national, international.

L’éparpillement d’une richesse devient une pauvreté. L’effritement d’une présence devient vite une absence.

Une charité qui ne serait pas à la mesure du monde actuel ne serait plus une présence de la charité.

Jean RODHAIN.

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