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Les mains à travers le mur

18 août 2017
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Jean RODHAIN,  « Les mains à travers le mur », Messages du Secours Catholique, n° 81, octobre 1958, p. 1.

Les mains à travers le mur

Entre les semis d'automne et la taille des haies, mon métier de jardinier à la Cité-Secours de Lourdes me donne le privilège de répondre aux visiteurs qui se méfient des guides professionnels. Un jardinier avec un sécateur et un chapeau de paille tout cabossé, leur paraît un témoin impartial et discret. Ils m'interpellent donc familièrement et me posent les questions qu'ils n'oseraient pas formuler devant les autorités constituées de la Cité.

Tout cet été, j'ai pu ainsi classer en même temps que mes laitues, mes visiteurs en diverses catégories. La première est celle des lecteurs de ces Messages. Ils savent tout de la Cité. Ils veulent seulement contrôler l'exactitude des textes et des photos, vérifier les plans, noter les modifications survenues depuis l'an dernier. Ils se sentent chez eux. La Cité c'est leur affaire. Ils vont partout et admettraient assez mal d'être guidés ou limités. C'est la meilleure catégorie. C'est la famille. Ce sont eux qui sont les véritables auteurs de la Cité et qui recrutent inlassablement ses nouveaux donateurs. Avec eux, il ne faut pas insister et il est préférable, après une réponse précise, de reprendre sans phrases l'arrosoir ou le râteau.

La seconde catégorie est faite des objecteurs. Ils sont sympathiques parce qu'ils cherchent à comprendre. Mais ils ne sont pas du métier. Ils vous disent par exemple . « Mais cela aurait été plus économique d'utiliser de la main-d'œuvre bénévole. Pourquoi ne pas faire construire vos pavillons par des étudiants en vacances ? ». Vous voyez cela, des étudiants ? Lorsque, six mois plus tard, le chauffage central claquera ou quand il y aura une gouttière dans les toits, dans quelle université faudra-t-il aller pour recourir au responsable ? Mauvaise économie dès qu'on n'emploie pas les gens du métier. La Cité est œuvre de charité et la charité n'admet justement ni l'à peu près ni la négligence. Ces objecteurs me semblent étrangers aux métiers et un peu aussi à la charité bâtisseuse.

D'autres visiteurs me taquinent sur les lits. Ils savent qu'il y en a 650. Mais ils connaissent un cousin curé ou une tante religieuse qui ayant essayé de glisser 27 pèlerins en trop dans leur contingent, sont restés inconsolables de la fermeté du patron de la Cité. « Avouez, Mr le Jardinier, qu'on aurait pu les prendre en plus. » Je n'avoue jamais. Quand ma planche de petits pois est levée, si j'y ajoute «en plus» des haricots, je gâte les pois et les haricots. Il y a limite à tout et la charité comme les jardins ne porte fruit qu'avec ordre et mesure. Il me semble que se promènent autour des jardins de la Charité certains gribouilles qui causent beaucoup et gardent les mains trop blanches. (Ceci est une opinion personnelle de jardinier syndiqué).

La quatrième catégorie comprend des visiteurs beaucoup plus intelligents et très polis, mais bien plus lents à comprendre. Ils approuvent tout, l'architecture et les menus, le self-service et même, à la rigueur, les fresques. Ils notent avec précision les statistiques de repas, le bilan des journées, le graphique des amortissements. Mais, à moi le jardinier, ils finissent par me faire passer un examen «sur le rendement». Au début, je croyais qu'il s'agissait des pommes de terre à l'hectare. Pas du tout. Ils veulent contrôler le bien que ça fait. Ils désirent savoir si certains abusent. Ils pèseraient presque les âmes comme la gare pèse les valises. Moi, je ne sais qu'une chose : c'est que je sème en terre des grains, mais qu'un Autre donne la récolte. Il y a le gel et la sécheresse. Il y a les bestioles et les charançons. Il y a les étés sans soleil et les sources sans eau. Et moi qui ne fait que gratter la terre, je ne puis rien contre les saisons. Il y a des années sans une pomme et des vendanges mémorables. Je ne suis que le jardinier. Le Curé et les fidèles prient aux Rogations et aux Quatre-Temps pour nos jardins. Même le lys des champs, même les oiseaux du ciel, sont vêtus et nourris sans que les polytechniciens s'en mêlent. Depuis cent ans, ce Lourdes en a vu passer des corps et des âmes que d'invisibles mains ont invisiblement atteint. A travers tous les murs, la Charité priante passe ses mains qui ne sont ni celles du jardinier, ni celles du maçon, ni celles du cuisinier. La Charité est un mystère et de la cultiver on tombe à genoux devant Celui qui marche au milieu de nous si doucement que tant et tant ne songent même pas à écouter son pas. C'est comme le soleil et la rosée  : ce n'est pas dans les livres qu'on apprend à les connaître.

Mais il y en a qui connaissent cela parmi nos visiteurs, et c'est ceux que je range dans le dernier tiroir. Je dis dernier parce que je les ai découverts tout récemment, au début de l'année. C'était un petit groupe de visiteurs ou pèlerins hébergés, je ne sais. Ils regardaient tout. Ils ne parlaient pas. Ils ne me posaient pas de question. Je les ai suivis à la Chapelle-bergerie. Ils y sont restés plus longtemps que les visiteurs-pressés-galopants. Et au moment de partir, l'un d'eux a dit à haute voix : « Prions pour cette Cité-Secours et tous ses responsables ». Ca m'a fait un coup cet Ave Maria qui a suivi. Et depuis, c'est très souvent qu'à la Chapelle, caché dans mon coin, j'entends des groupes de visiteurs prier ainsi. Certains disent . « Prions pour avoir la Charité ». Je ne sais pas qui leur a soufflé cela. Moi je les appelle, ceux-là, « les mains qui passent à travers les murs. »

Le Jardinier de la Cité

J. RODHAIN

 

 

 

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