Jean RODHAIN, « Les regroupés de Puyserac », Messages du Secours Catholique, n° 89, juin 1959, p. 2.

Les regroupés de Puyserac

Quelle est riante au seuil de I'été cette fraîche vallée de Puyserac-le-Grand. Dès qu'on a dépassé Ie bourg de Saint-Salmon; au premier coude de la route, Ie rideau vert du taillis se lève sur ce paysage d'Auvergne, avec en face, juste au milieu du décor, cette blanche tache de Puyserac. Puyserac hier active et aujourd'hui endormie. Puyserac hier entourée de troupeaux dont on entendait les chiens japper à trois lieues à la ronde et ce matin muette. Puyserac hier paisiblement ignorée, et depuis l'événement visitée par Ies reporters du monde entier. Car dans le domaine sociologique, c'est un événement rare et personne ne s'y est trompé. On avait déjà vu une famille s'expatrier. Mais un exode aussi total et aussi subit, jamais ! Un village entier, avec ses cent cinquante villageois[1] tous ensemble, hommes, femmes et enfants, qui en une même journée déménage totalement. Les fermiers comme les artisans. En plein XX° siècle, 150 citoyens français, en corps, sans une seule exception, bref « le village » qui déménage. Et à vingt kilomètres de là, au bord de la grande route vers Clermont-Ferrand, un village neuf où ils s'installent le soir même. A Tignes, pour noyer le village et déménager les villageois il avait fallu 3 ans de négociations et de marchandages ! Ici, en 24 heures tout s'est réglé. Voilà pourquoi les télévisions du monde entier ont leurs écrans remplis de cet « événement social » sans précédent.

J'avoue aussitôt - mais vous l'aviez déjà deviné - que Puyserac-le-Grand n'existe ni en Auvergne, ni ailleurs, sauf dans mon imagination. Ou plutôt Puyserac et son événement existent mais multipliés par dix mille. L'événement réel n'a pas transporté cent hommes, mais plus d'un million. Vous connaissez - depuis peu - cet événement à l'échelle nationale. Plus d'un million, beaucoup plus d'un million de citoyens français déménageant et déménagés ailleurs. Je ne reviens pas sur les causes, ni sur la nécessité entrevue, ni sur L'arrêt, enfin décidé de cette gigantesque opération des regroupés en Algérie.

Non. Je me pose ici une seule question. Comment se fait-il que pour le village, Ie petit, Ie minuscule village de Puyserac, sa disparition instantanée aurait bouleversé l'actualité, alors que pour ces mille villages évaporés, il a fallu presque deux années pour que nos perspicaces télé-objectifs aperçoivent le gigantesque objet ?

Vous me dites que c'est caché ? Mais je vous défie de faire vingt kilomètres sur une route d'Algérie - à moins d'être un touriste enfoui dans les pages du Baedeker édition 1913 - sans avoir I'attention attirée par ces villages neufs groupés autour d'une tour de guet et dont le plan, les constructions, Ie comportement des habitants, I'absence de troupeau, crient au plus distrait des voyageurs qu’il est devant un fait récent et anormal.

Vous me dites que c'est loin de Paris ? Allons donc ! Regardez la presse depuis cinq ans. Que de pages sur l’Algérie, les paras, les hélicoptères, les djebels. Que de photos sur les convois, les chars, Ies hôpitaux, les écoles, les dispensaires. Des milliers de reporters ont fait des reportages sur tout en Algérie. Sur tout sauf sur un million de femmes et d'enfants « déménageant ». Veuillez m'expliquer cet aveuglement et ce silence...

Vous me dites que c'est un secret militaire ? Où avez-vous appris cela ? Partout on m'a tout dévoilé (quand je l'ai demandé), partout on m'a tout fourni comme pIans et chiffres. Mais chacun ne pouvait me fournir que les plans et Ies chiffres de son petit coin. Le travail de synthèse, le recensement d'ensemble date du premier cri d'alarme poussé il y a très peu de temps…

Nous regorgeons d'experts, de sociologues, d'économistes. Paris surabonde de congrès et de conférences sur les faits sociaux du Monomotapa. Et voici, à notre porte, un fait social actuel qui met en mouvement un cortège de femmes et d'enfants dépassant le million ! Silence total. je ne juge pas ici le fait, j'essaye de m'expliquer l'aveuglement de tous devant Ie fait. Techniquement il n'y a pas d'explication.

L'explication est ailleurs.

Le riche de l'Évangile qui passait chaque jour près de ce Lazare, il le voyait indiscutablement, mais ne Ie regardait point. Si ce Lazare avait été Lazarine, si cette Lazarine avait été plaisante à considérer, je vous parie qu'elle aurait été non seulement vue, mais regardée. Comme Lazare était misérable et proche, il était un reproche : ce n'est jamais accrochant. L’homme génial est clairvoyant sur tout, sauf sur ses propres défauts. C'est vrai aussi des Nations surtout lorsqu'elles se croient géniales.

Le Cardinal de la Sainte Église Romaine et le Pasteur de l'Église Réformée, de leurs mains enfin rejointes, ont solennellement déchiré le voile sur la misère des « regroupés d'Algérie ». Plus qu'aux techniciens, n'était-ce pas, en effet, du ressort des autorités religieuses de nous faire cette homélie actuelle sur l'actuelle situation de ce million de « Lazare » qui nous ne savions plus apercevoir...

Ainsi, n'en déplaise aux économistes sortant de l'école, les Pasteurs des troupeaux n'ont pas attendu Ie radar pour connaître les brebis et voir très loin : la « pastorale » est, elle aussi, une science...

Mgr Jean RODHAIN