Jean RODHAIN, « Mes voisins », Messages du Secours Catholique, n° 92, novembre 1959, p. 1.

Mes voisins

- La maison d'en face n'a besoin de rien. Déjà mon grand-père le disait : « Ceux-là, ils ont tout ce qu'il faut ». Je le sais. Cette pharmacie a toujours été d'un bon rapport : toute la famille est cossue.

- A l'angle de la rue non plus ils n'ont besoin de rien. D'ailleurs ils ne sont pas intéressants. Ils vivent à leur aise. Le père gagnait bien. Seulement le père est en prison depuis six mois pour une histoire pas claire. C'est donc l'affaire de l'aumônier de la prison. Vous me dites que depuis ces six mois, la femme avec son nouveau-né ne travaille plus et que les quatre autres gosses ont maigri, et qu'en classe on les montre du doigt. Vous dites que cela ne concerne plus la prison mais la paroisse ? Vous prétendez qu'on devrait s'occuper de ces gens, de ces enfants sans salaire. Mais qui ? Jusqu'où sont-ils mes voisins et en quoi sont-ils donc mon prochain ? Suis-je le gardien de mon frère ?

- La caissière du café à côté est la plus charmante des caissières. Depuis 5 ans, son sourire n'a jamais faibli. Hier, un léger accident d'auto l'envoie à l'hôpital pour un mois. Et l'on découvre que cette toujours gracieuse enfant soignait chez elle sa grand'mère et un frère impotent, toute seule. Ses heures et son salaire y passaient en totalité. On a découvert la réalité quand sur son lit d'hôpital elle a tout avoué. Et depuis cinq ans, café crème et croissant chaque matin ; pouvais-je deviner que cette fille souriante cachait un tel fardeau ? Comment l'aurai-je su, et pourquoi prétendez-vous que je suis aveugle ?

- On repave ma rue, et ça embouteille tout. Ce soir, chassé par l'orage, le paveur quittant son tas de sable et sa truelle, vient se réfugier sous le porche où j'attends l'autocar.

J'aborde le chapitre de sa paye. Il me répond sur le chapitre de son fils qui attend une place. Il ne manque qu'une démarche. Cet homme ne demande pas d'argent. Il me suffirait de téléphoner je sais bien où, pour chasser son souci. Mais suis-je donc le gardien des paveurs, et si je commence à m'occuper ainsi, dans quel engrenage vais-je entrer ?

- La maison d'en face n'a besoin de rien, je l'ai déjà dit. Mais le fils de la maison a terminé hier sa permission. Il est adjoint à un officier SAS près de Tizi-Ouzou et il reste bouleversé par la faim des enfants de son camp de regroupés. Sa famille n'a besoin de rien bien sûr, ce sont des gens si fiers. Mais le fils est reparti après avoir collecté des boites de lait dans tout le quartier, pour ces gosses des djebels. Je n'avais rien sous la main. Je ne puis aller là-bas. Mais quel sera l'organisme qui, de ma part, portera de l'Aurès à la Kabylie; quelque chose qu'il est évident que je dois donner ...

- Sous ma fenêtre, voici tout d'un coup cette longue voiture noire qui roule lentement avec derrière ce cortège que l'on n'ose pas regarder. Qui est parti, dans ma rue, sans que je le sache ? Quel voisin s'en va ainsi, frappé sans explication avec cette fatale sanction, aussi implacable au vieillard respectable qu'à l'enfant innocent ? Ni argent, ni aumône, ni disposition légale, ni visite sociale n'y peuvent rien. C'est la blessure originelle qui nous relie tous et nous rend tous infirmes à l'intérieur, qui fait que David trébuchera, que même Pierre reniera, et que moi je trébuche et renie à la fois. C'est par le dedans que mon voisin et moi sommes reliés dans le même péché en attendant le même filet qui - implacablement - nous allongera dans ce cortège-là . Maintenant qu'il passe à l'aplomb de ma chambre, j'entends la psalmodie m'invitant à un certain secours. Et, pour ce voisin que, moi, je n'ai jamais regardé, serais-je un jour jugé parce qu'il entre dans le sein d'Abraham tandis que j'ai vécu, comme le riche de l'Évangile sans m'être aperçu que le seul ami de sa pauvreté, ç'avait été son pauvre vieux chien, cet affreux chien qui m'agaçait tant en levant la patte dans mon "propre" escalier.

- C'est curieux les questions que je me pose aujourd'hui. Jusqu'ici ça ne m'avait jamais préoccupé comme ça, mes voisins.

C'est curieux, et à quoi ça tient ...

Je cherche quand ça m'a pris ; ne serait-ce pas depuis l'autre matin ? Depuis exactement ce matin du Dimanche 15 où notre vieux curé a remplacé son sermon par une petite homélie sur Lazare et le mauvais riche, à propos d'un certain Secours Catholique. Je l'avais pris jusqu'ici, cet S.O.S. comme une grosse épicerie distribuante, et voici que cet S.O.S. me parait beaucoup plus inquiétant, puisqu'il m'inquiète moi-même au sujet de mes voisins, ceux d'en face, comme ceux des djebels ......

Mgr Jean RODHAIN