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La convoyeuse

24 août 2017
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Jean RODHAIN, « La convoyeuse », La Croix, 18 août 1962.[1]

La convoyeuse[2]

AIlo, ici la Croix‑Rouge. Nous avons dans nos bureaux une personne qui se dit convoyeuse du Secours Catholique. Elle a convoyé de vos malades sur un de vos bateaux d'Alger à Marseille. Elle demande à être rapatriée sur Sidi‑Bel‑Abbès. Que devons‑nous en faire ?

‑ A‑t‑elle des papiers ? A‑t‑elle un ordre de mission du Secours Catholique ?

‑ Aucun papier.

‑ C'est suspect. Envoyez‑la moi, demain matin, à 9 heures. Je réglerai personnellement son affaire. Ce sera vite fait.

* * *

Affaire suspecte, en effet. J'interroge nos équipes qui reviennent de Marseille : les convoyeuses du bateau sont toutes reparties exactement sur Alger, dès le lendemain. Quelle est cette fantaisiste qui serait venue incognito à Paris ? Et sans papiers ? Suspect. Ce sera facile à démasquer.

* * *

Le lendemain matin, la « soi‑disant convoyeuse » est là, dans mon bureau. Pas de brassard, pas d'insigne. Une femme grisonnante, un fichu noir et un cabas de paille. On la verrait très bien vendant du beurre et des oeufs dans un marché entre Gavarnie et Bagnères‑de-Bigorre. Je l'interroge :

‑ Vous arrivez de Marseille?

‑ Non, de Mulhouse!

‑ Qu'êtes‑vous allée faire à Mulhouse ? Vos papiers ?

Elle n'a qu'un seul papier ‑ une carte de visite toute chiffonnée au nom de la supérieure des Sœurs gardes-malades d'Alger avec, au crayon, deux mots : « Secours Catholique ».

‑ Expliquez‑moi cette carte.

‑ Bien, voilà. Ma mère, qui a quatre‑vingt‑sept ans, est totalement paralysée. J'ai réussi à lui avoir une place sur votre bateau‑hôpital[3]. Seulement, ma mère, on ne peut pas la laisser seule un instant. Alors je n'ai pas voulu l'abandonner. Alors, sur le quai d'Alger, la Sœur m'a dit: « C'est bien simple, vous serez convoyeuse. » Et elle m'a épinglé cette carte sur mon manteau. Et je suis restée sur le bateau.

‑ Mais, Madame, à l'arrivée à Marseille, vous ne vous êtes pas présentée à nos responsables qui étaient tous de service sur le quai ?

‑ Mon bon Monsieur, il faisait nuit : on n'y voyait rien. Je ne voulais pas quitter ma mère sur son brancard. Je voulais la conduire à Aurillac où on a encore une parente. Mais les infirmiers ont crié : « Voici le train sanitaire, pas d'histoire, en voiture ». On nous a mises dans le wagon de Mulhouse. Ma mère est à Mulhouse maintenant. Bien soignée dans un hospice avec des Sœurs. Très bien soignée dans une salle de douze. Je suis restée deux jours près d'elle à Mulhouse. Mais mon mari garde, à Sidi‑Bel‑Abbès, le peu qui nous reste de meubles. Il faut que je retourne le chercher. A Alger, on m'a dit que comme convoyeuse j'aurai un retour.

‑ Et que faisiez‑vous à la Croix‑Rouge, hier soir ?

‑ C'est la Croix‑Rouge qui m'a ramenée de Mulhouse à Paris. C'est la première fois de ma vie que je voyage, Monsieur. Je n'avais jamais quitté Sidi‑Bel‑Abbès. Et le Secours Catholique à Paris, je ne savais pas où c'est. La Croix‑Rouge me l'a marqué sur un papier. Je suis dans la rue du Cherche‑Midi[4] depuis six heures, ce matin, pour être sûre de ne pas manquer.

‑ Et vous n'avez ni passeport, ni carte d'identité?

Elle n'a rien. Par acquit de conscience, elle fouille dans le cabas, sort une enveloppe et, pour toute pièce d'identité, me présente deux photos d'une ferme saccagée : « C'est chez nous, ils ont tout détruit ».

* * *

Bien entendu, le lendemain, nos services installaient à Orly, dans un avion pour Oran, la «convoyeuse».

Mais je n'oublierai pas l'instant où j'ai basculé de la suspicion à l'émotion. Nous critiquons les ministères et les administrations aux rouages implacables. Nous blâmons les bureaux au cœur sec et aux paperasses innombrables. Nous prétendons être œuvre de charité. Nous pensons avoir tout prévu, tout deviné. Nous présentons cette opération du bateau avec le sauvetage de ses 474 infirmes comme un tour de force de la charité évangélique. On a tout calculé : le débarquement, les médicaments, le convoi, le train sanitaire, les hôpitaux, les graphiques d'horaire, les tableaux de répartition, l'accueil, l'hospitalisation. Tout était minutieusement au point.

Et j'avais oublié qu'entre tant de rouages bien ajustés passerait, imperceptible, cette «pauvresse» que toute une soirée j'ai suspectée.

* * *

Je reste comme un pauvre chef d'orchestre auquel le dernier des rossignols donne des leçons. Je n'étais pas fier de moi tout en posant la dernière question à Sa Majesté la pauvre dame de Sidi‑Bel‑Abbès en qui je n'avais pas su voir du premier coup « un pauvre du Christ ». Je m'en souviendrai de cette convoyeuse sans papiers !

* * *

On croit tout savoir et tout voir. Et il faut l'Évangile pour révéler, cachée derrière la foule, la veuve et son imperceptible obole. Pour déceler, perdu dans les hauteurs de son sycomore, Zachée silencieux. Pour découvrir ce Joseph d'Arimathie surgi subitement alors qu'il ne figurait dans aucune statistique de la pratique religieuse des quatre évangélistes.

A côté des réfugiés abusifs qui parlent trop fort, au‑delà des réfugiés odieux qui gaspillent un argent inquiétant, je cherche, car ils existent, ces Zachée sans tapage et ces ombres sans plaintes.

Mais j'ose demander aux conférenciers qui, un éteignoir à la main, poursuivent les flammèches de la charité en la proclamant dépassée par le sens de l'Histoire, d'aller se promener un peu sur les quais de Marseille à l'arrivée des convois.

Je demande doucement, aux perroquets des progrès techniques, de se taire une minute pour observer que, malgré la pénicilline, l'agonisant de 1962 agonise avec autant d'angoisse que celui du XlIle siècle.

Je demande enfin, à ceux qui veulent à tout prix « tranquilliser » les activités charitables, de venir avec moi faire un tour chez les enfants du bled, maintenant, depuis Sidi‑Bel‑Abbès jusqu'à Biskra, ou ailleurs, n'importe où là‑bas, en cet été 1962...

Tous les détails de cette anecdote sont rigoureusement authentiques. Tout ceci s'est passé dans mon bureau. Seuls les noms des villes ont été volontairement changés. Et cela continue... Aidez‑nous. Merci.

 

[1] Réédité par Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 37-41. OCR effectué sur CGV. Réédité également partiellement dans : Préface de : Charles KLEIN, Le diocèse des barbelés, 1940-1944. Paris : Fayard, 1973, p.I-VII.

[2] Note de Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969 : « Juillet 1963 : un million de Français doivent quitter l'Algérie... ». Il doit plutôt s'agir de juillet 1962 (note de l'éditeur).

[3] L'Azemmour est bien un bateau, mais plutôt cargo qu'hôpital...

[4] Note de Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969 : « 120, rue du Cherche‑Midi : Siège social du Secours Catholique à cette époque. »

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