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Vacances sur l’herbe

24 août 2017
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Jean RODHAIN, « Vacances sur l'herbe », Messages du Secours Catholique, n° 121, juillet-août 1962, p. 3.[1]

Vacances sur l’herbe

Dans la fraîcheur de ce triste été, je regarde les herbages de cette prairie normande. Trois experts ont calculé que sur un seul hectare de cette qualité, trois tonnes de terre sont déplacées chaque année, par une force inattendue : les vers de terre. Et ils ne la déplacent pas seulement, ils la triturent et en modifient la texture. J'observe ces minuscules cylindres de terreau rejetés près des galeries forées par ces vers souterrains : l’expérience des experts révèle que cette terre ainsi extraite est plus fertile qu'avant : ces obscurs laboratoires animaux réalisent un travail qui ne relève ni de la chimie ni de la physique. Ils améliorent le terrain sans y ajouter un gramme de nos engrais scientifiques. Travail inattendu, imperceptible, et ce n'est qu'un des mille secrets d'un simple pré.

Car, sous un pommier de cette prairie, à l'extrémité d'une minuscule graminée, voici enfouie cet hiver une spore que seul un microscope révélerait : elle est en train de préparer un filament plus ténu encore. Si le printemps est assez humide, parmi les milliards de ces filaments, l'un survivra et vivra jusqu'à paraître, cet été, comme un point perceptible. Ce micro-organisme s’habillera tout d'un coup, dans une nuit d'été, pour étonner l'observateur de l'aurore, découvrant ce nouveau champignon. Quelles fermentations, quelle population de bactéries, quel bouillonnement de vie rejaillissent dans ce que nous serions tentés de baptiser « tapis de feuilles mortes » ? Rien n'est plus vivant qu'un tel tapis. Alors que, dans chaque centimètre carré d'un simple humus, la vie resurgit avec un rythme inlassable. Inlassable et secret.

Car, si nous en savons plus qu'il y a cent ans en fait de fermentation microbienne, nous n'en savons encore que fort peu du « tout » mystérieux. Et qui nous empêche de supposer que, dans ces moisissures, se cachent des univers aussi vertigineux que notre planisphère, mais à une échelle pour nous encore imperceptible.

Après quelques jours d'école, l'enfant a appris qu'un terrain peut être constitué différemment d'un autre. Sa science sommaire lui fait mettre des étiquettes : «  calcaire », « argileux », sur le cadastre du village. Il lui faudra de longues expériences pour soupçonner au-delà du caillou et du sable cette extrême complexité d’un rectangle de prairie.

Je suis rempli d'admiration pour certains nouveaux arpenteurs de paroisse. Leurs fichiers comportent des étiquettes sommaires. Ils savent calculer le pourcentage de ceux qui étaient à la grand-messe dimanche dernier. Et ce cadastre est fort utile pour des statistiques de géologie religieuse.

Mais, si trois mètres carrés de prairie normande sont un monde de complexité, comment peser la vie religieuse d'un simple village ? Quels reflux d’hérédités païennes et chrétiennes ? Quels équilibres de longues sensualités et de courtes oraisons ? Quels flux de grâces imperceptibles, inattendues ?

Pourquoi, en ce village lorrain, sans histoire pendant dix siècles, tout à coup cette Jeanne imprévue ? Pourquoi, à deux pas des clartés de ce Donremy, ce nuage noir d'Uruffe ?

Pourquoi ces chrétientés du Japon, sans prêtres ni hiérarchie pendant un siècle, et retrouvées plus ferventes que certain diocèse comblé de vocations ?

Pourquoi ces villages où, deux cents ans après, on retrouve encore les dégâts causés par un prédicateur janséniste ou par la séjour au XVIII° siècle d’un colporteur de livres antireligieux ?

Comme nous savons peu des âmes et du dialogue secret du Seigneur avec chacune. Tous nos traités et nos brochures ne nous donnent pas les clés de ce royaume intérieur. Les confidences d'un vieux curé usé auprès de ses paysans sont, à côté des pages de l'Évangile, les seules lueurs sur cette micro-fermentation de la grâce incessante.

Appliquez la dernière recette d'apostolat définitif, découverte hier soir. Passez un film édifiant, donnez un sermon éloquent, si vous voulez. Mais, de grâce, prenez garde de vouloir ensuite calculer un résultat. Car le travail final et secret ne relève heureusement ni de l’écran, ni du micro mais d'un autre ordre et d'un autre plan qui échappe, par son mystère, à nos fichiers.

Pourquoi en l'an 462, ces diocèses africains plus vivants que ceux de Strasbourg ou de Lille de l'an 1962 ? Pourquoi ces chrétientés ferventes de Numidie et de Carthage, avec leurs martyrs et leur saint Augustin, et puis tout à coup pendant des siècles, ce demi-désert dépeuplé de chrétiens et repeuplé de Turcs et d'Arabes ?

Pourquoi, après ces solitudes du Sahara tout illuminées par Charles de Foucauld, officier français, ce drapeau français que l'on descend là-bas du grand mât ?

A l'heure où il descendait ce drapeau, j’ai célébré la messe dans la chapelle du Secours Catholique pour tous les officiers, sous-officiers et soldats français tombés au champ d'honneur en terre d'Afrique. L'avènement des jeunes nations n'empêche pas la fidélité. Il y a trop de gens qui tendraient sans cesse à oublier Jeanne-d'Arc sous prétexte de plaire à l'Anglais. Ils n'y gagnent d'ailleurs que le mépris de l'Anglais. Restons fidèles.

La fidélité aux morts n'empêche pas de se féliciter des réussites des vivants...

Et dans ce bouleversement de l'Algérie - qui bouleverse légitimement nos fidélités - et dans cette prière pour les Algéries nouvelles, comptons que tant de sacrifices germeront un jour en fruits inattendus dans ces terrains que nous connaissons mal et pour ces brebis que nous comprenons peu.

Circulant lourdement dans ces prairies du Bon Pasteur, pourquoi ne pas nous arrêter un instant, parfois pour contempler cette présence insoupçonnée du Seigneur marchant parmi tant de brebis, chez qui notre regard myope ne nous la ferait pas soupçonner à première vue ?

Car ils ne sont pas si simples que nos rapides étiquettes, ces verts pâturages où travaille sans cesse le véritable Seigneur.

Mgr Jean RODHAIN.

 

[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 223-226. (Note de l'éditeur)

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