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En prison

25 août 2017
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Jean RODHAIN, « En prison », Messages du Secours Catholique, n° 140, avril 1964, p. 1.[1]

En prison

1 – L’univers en captivité.

1940 - Il y a deux millions d'hommes de moins en France. Ils sont quelque part : dans cette captivité des oflags et des Stalags.

1943 - Il y a maintenant douze millions d'hommes et de femmes en captivités diverses dans les divers pays d'Europe.

1964 - Cette épidémie de la captivité n'aurait fait que contaminer de plus en plus l'univers entier si, en 1943-45 il n'avait surgi des soldats, pas des objecteurs de conscience, non, des vrais soldats qui s'étaient battus pour nous délivrer de ce bacille.

A ceux qui s'indignent - et j'en suis - de certaines captivités actuelles, je propose de prendre un peu de recul et de nous souvenir, d'abord ensemble, de ce à quoi nous avons échappé. Sans les combattants de 44, depuis les Alliés jusqu'à l'armée d'Italie composée à 90% d'Algériens, nous serions aujourd'hui dans un univers concentrationnaire. Ne l'oublions pas.

2 – L’amnistie n’est pas à sens unique.

A tous ceux qui écartent ce mot comme un terme « gênant », l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques vient de répondre avec éclat en plaçant ce mot d'amnistie sur le tapis de l'actualité. Et elle ne le dépose pas sur un coin obscur de ce tapis. Elle réclame une « large » amnistie. Et elle en dessine le relief : « un acte de solidarité et de réconciliation nationale ».

Le Parlement n'a pas osé aborder la question.

L'Eglise de France la pose, cette question.

Imaginez que l'Église d'Espagne ou celle de Pologne ou celle de Cuba pose avec autant d'éclat une question pareille : tous les journaux français, en titres énormes, ameuteraient l'opinion : " A Cuba, (ou en Espagne) que va répondre le Gouvernement à l'Église ?"

En France, nous sommes plus discrets

....................

Cette discrétion, qui sait compter les jours, ne nous empêche pas de faire notre propre examen de conscience.

Vous êtes Breton ou Bourguignon. Vous êtes attaché à votre ferme, à votre clientèle et à vos tombes autour de votre église. Il vous faut tout quitter en 48 heures et traverser la mer, malgré vous, parce qu'au-delà de la mer vos compatriotes ont voté : Oui pour votre transfert. Vous acceptez civiquement cette sentence implacable, mais vous attendez qu'à l'arrivée au port, ces millions de « oui », responsables de votre dépouillement et de votre déracinement, se présentent avec leurs millions de bras et de cœurs...

Avons-nous été ces cœurs ? Avons-nous été ces bras ? N'avons-nous pas à nous faire pardonner, à nous faire amnistier pour ce que nous n'avons pas fait vis-à-vis de 850.000 de nos frères...

3 – Il y a les barreaux

Oui, c'est vrai. On construit de futures prisons-modèles, confortables. Mais au cœur de ce Paris aux monuments illuminés, la prison pas-modèle de la Santé, pour 900 places, empile 3500 détenus, parfois 8 par cellule, en avril de l'an de grâce 1964. Et on aura beau faire des conférences sur les progrès de la prison, il restera qu'elle est un châtiment et que la privation de liberté est une sanction pour le captif et une peine pour toute sa famille.

4 – Il n’y a pas que les barreaux

La prison, dans une ville de sous-préfecture, c'est, dans le quartier proche du Tribunal, cette muraille aveugle garnie de barreaux solides. Je suis passé cent fois devant cette maison pas comme les autres, et presque chaque fois, j'ai fraternellement pensé à ces pauvres diables qui, pour une rixe après boire, une traite sans provision ou je ne sais quelle récidive, restaient derrière ce mur cinq ans ou dix ans. Les pauvres !

Et hier soir, j'ai découvert que ces pauvres n'étaient pas les plus malheureux.

Ma voisine fait chaque jour deux heures supplémentaires. Puis elle rentre chercher l'enfant en pension chez la buraliste. Dix heures d'usine pour une mère de famille de 22 ans, c'est dur. Et l'autre soir, je n'ai pu m'empêcher de compatir. Et je reçus la réponse en pleine figure : « Si j'économise, c'est pour les frais du divorce. » La buraliste se chargea des précisions : le mari vient d'attraper trois ans.

Derrière les murailles aveugles de sa prison il est logé, nourri, chauffé. Il se ronge de soucis pour sa femme qui n'est ni logée, ni nourrie, ni chauffée. Ses enfants non plus. Plus de salaire[2] pendant trois ans. La femme au foyer ? elle y restait, exacte. Elle ne s'attendait pas à cette histoire de jeu, de détournements. Il est condamné à trois ans de prison. Elle est condamnée à trois ans de solitude. Avec ses quatre enfants sur les bras. Avec toute la rue qui la regarde de travers. Et de l'école, l'aîné revient en pleurant, car toute la classe sait où il est, son père. Trois ans sans salaire, avec le gaz, le pain, le charbon. Et l'avocat à payer. Et les traites implacables de ce qui reste à payer pour les quatre pièces. Elle doit travailler ou trouver autrement. Elle sait trop bien quoi trouver et qui trouver...

La femme du prisonnier est plus pitoyable que lui...

Si j'avais à faire un sermon en chaire dans une paroisse, sur les prisons, je ne dirais pas un mot de la prison. Mais aux paroissiens, je parlerai des familles de prisonniers qui sont leur prochain le plus proche et le plus oublié…

5 - Cela me concerne

Celui-ci est jugé et condamné. Mais il ne vivait pas sur une île déserte. Et il était, comme nous tous, influençable. Et il a été comme nous tous, influencé. Et moi, de quelle influence ai-je pesé sur lui ? Car, pendant que les psychanalystes diluent les responsabilités dans l'eau sirupeuse des complexes, la liturgie énergique de l'Église Romaine, après avoir contraint chacun à dire trois fois « mea culpa », fait ajouter « et vobis fratres » c'est-à-dire expressément « je m'accuse non seulement devant Dieu, mais devant vous tous mes frères ». Car le péché de chacun - si distingué soit-il - est contagieux. Et j'ai ma part d'influence, donc de responsabilité à l'instant où celui-ci tombe, et son entrée en prison, cela me concerne aussi. Est-ce que j'y pense en lisant ma gazette des tribunaux ?

Il entre en prison, et après il en sort : pendant cinq ans l'Assistante sociale et le visiteur ont rééduqué la volonté de ce prisonnier ; l'aumônier ou le pasteur ont tout fait pour lui redonner courage. La porte de la prison s'ouvre enfin. Mais si les portes de l'usine et de l'atelier et du bureau se ferment dès que l'on apprend d'où il sort, cet homme redevient une loque en trois mois. Dans six mois il y aura un récidiviste de plus devant le tribunal. Et les responsables, où sont-ils ?

La prison, cela me concerne, et avant, et après.

6 – Tant qu’on a pas tout vu...

- J'ai été, de 1940 à 1944, aumônier de l'armée française prisonnière. En 1944, la République Française m'a confié l'aumônerie des 800.000 soldats et officiers allemands prisonniers à leur tour.

- L'Aumônerie des Prisons a débuté au service de ceux qui étaient à Fresnes en 1942. Et puis de ceux qui y étaient en 1945 : ce n'étaient pas les mêmes.

- En 1958, nos aumôniers de prisons avaient des paroissiens en majorité musulmans…

Après avoir été en 1949 Aumônier d'un Maréchal de France prisonnier, je me retrouve en 1964 Aumônier de tant d'officiers captifs que j'ai connus et estimés au Tonkin ou en Kabylie. Et, en 1970, je ne sais absolument pas qui j'irai visiter en prison... Ou bien j'y serai moi-même enfermé, attendant une visite : chacun son tour...

« Tant qu'on n'a pas vu tout et le contraire de tout, on n'a pas vécu » disait Talleyrand. J'ai l'impression de commencer à « vivre » et ces expériences alternées me permettent d'écrire, sans demander la permission à quiconque : "Il faut aimer les prisonniers".

Jean RODHAIN Prêtre

Aumônier Général des Prisons.


[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 71-76.

[2] Une disposition récente rétablit les allocations familiales à la femme du prisonnier.

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