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Le pari des Saints Innocents

25 août 2017
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Jean RODHAIN, « Le pari des saints innocents », Messages du Secours Catholique, n° 140, avril 1964, p. 3.[1]

Le pari des Saints Innocents

            Massacrée par Hérode et par erreur cette petite troupe innocente fut difficile à caser : les Limbes étaient au complet. Depuis Abel et depuis Abraham cette salle d'attente biblique, vaste comme l'Ancien Testament, n'avait cessé de se remplir. De la vallée de Josaphat, tout ce qui ne tombait pas aux Enfers venait stationner là, en attendant le grand jour du Rédempteur.

            Toutes les bonnes places étaient déjà prises. Toutes les tribus d'Israël étaient au complet avec, évidemment, celle de Lévi au premier rang.

            Les enfants étaient généralement confiés à ce bon Noé qui les charmait inlassablement avec les histoires cocasses de son arche et de ses bêtes. Mais même Noé était au complet.

            Alors l'Archange conduisit les Saints Innocents, en rangs par deux, bien sagement, vers le Porche du Grand Escalier et il installa cette troupe enfantine sur le rebord de la balustrade : « D'ici, vous verrez ce que personne n'a jamais vu : l'arrivée du Rédempteur. Celui qui est annoncé par les Prophètes et dont les psaumes (vous les entendrez chanter ce soir, mes enfants) parlent sans cesse. Le Christ Jésus va arriver glorieux. Il vous conduira tous aux Cieux. - Quand ? - mais dans un instant, 33 ans à peine, cela passe très vite ici. »

L'inconvénient de la balustrade, haut perchée, provenait de son indiscutable isolement. Dans le grouillement des Moabites et des Amalécites, les autres enfants se faufilaient et jouaient avec les phylactères ou découpaient, en cachette, les franges dorées aux manteaux des Sulamites. Pour les Saints Innocents, sur haute balustrade, pas question de descendre dans la foule au risque de perdre cette place privilégiée. Privilégiée, parce que l'avantage de cette balustrade, haut perchée, c'était une imprenable vue plongeante sur le monde d'en bas. Les Saints Innocents, non seulement seraient au premier rang pour apercevoir le Rédempteur arrivant, mais déjà, une vaste lucarne leur donnait, à pic au-dessus de l'escalier royal, une vue directe sur la mappemonde. Et sur ce globe, ce qui les intéressait c'était « chez eux ». Tout autour de Bethléem, ils avaient observé leurs familles en deuil, et puis les pelotons d'exécution regagnant leur caserne de la Tour Antonia. Et puis cette étoile, ces mages, et tant d'évènements dans ce coin de terre à eux.

L'Archange avait raison : 33 ans, cela file comme un clin d'œil quand on n'a pas de sablier et qu'avec des yeux d'enfant on admire la tempête sur Tibériade agitée et Lazare faisant un voyage express aux Limbes pour redescendre aussitôt, sans même avoir le temps de détacher ses bandelettes.

Mais l'heure approchait. Pour cette Pâques-là, les Limbes étaient en émoi comme,  paraît-il, cela ne s'était jamais produit pour les Paques précédentes. Samson astiquait ses cuivres. Judith refrisait ses boucles. David faisait répéter certains psaumes plus difficiles.

Or, pendant ces préparatifs, les Innocents jouaient. Les enfants ont, même aux heures solennelles, ce goût du jeu et du pari. Ils jouaient - le croiriez-vous - à deviner qui serait le chef de file. Sans être apparentés à la famille de Zébédée, ils avaient le goût de chercher qui placer le premier.

L'Archange leur avait fait la leçon. Ils savaient comment se déroulerait la cérémonie. Le Christ Rédempteur viendrait les délivrer tous : ils étaient avec la masse de l'Ancien Testament. Et ces millions de familles du passé révolu allaient, d'un coup, basculer dans les Cieux. Il était temps. Après tant de siècles d'attentes interminables il y aurait, tout-à-coup, évacuation totale des Limbes. Personne n'y entrerait plus.

Mais en bas les hommes continuaient à mourir. Sans stage aux Limbes, ils passeraient directement aux Enfers ou aux Cieux.

Il allait donc se former un cortège direct : terre-ciel. Un cortège nouveau et interminable. Un cortège qui s'allongerait jusqu'à la fin du monde. Un cortège en face duquel eux, les Saints Innocents seraient aux premières loges pour voir l'arrivée : grosse actualité.

En tête, évidemment, le Christ Rédempteur[2]. Mais après, avant tous les Saints, avant tous les Bienheureux, les Béatitudes et les Justes, quel serait le premier, le Chef de file de l'Humanité nouvelle, le hérault du Nouveau Testament ? Qui ? C'est là-dessus que pariaient les Saints Innocents.

Par la lucarne, (ayant déchiré un peu de toile) ces diables d'enfants (pardon !) avaient profité de l'échancrure pour repérer les candidats possibles : Pierre, Jacques ou Jean ?

Au soir du Jeudi saint, le coq ayant chanté, Pierre n'avait plus de chances.

Les Saints Innocents se partageaient, à voix égales, entre Jacques le Majeur, le plus vénérable de tous, et Jean, le préféré semblait-il.

Mais restait l'imprévisible. Et l’imprévisible arriva.

Alors il y eut le Vendredi. Les Innocents suivirent tout le drame, haletants.

Ils virent les rochers se fendre, le Voile du Temple se déchirer et la nuit noire tomber sur Jérusalem.

Ils virent alors, sur le Grand Escalier, très loin, Paraître le Cortège du Nouveau Testament.

En tête, éblouissant, de lumière et de gloire, le Christ Jésus ressuscité.

Et tout de suite après, le premier homme, le premier des élus. Or, cet homme trébuchait. Il hésitait.

En le reconnaissant, dans les Limbes, autour de la balustrade, on murmurait : Tout de même ! Ce n'est pas possible ! Incroyable ! Nous faire cela à nous ! Ces exclamations partaient surtout de la tribune des Grands Prêtres.

Et le Seigneur, toutes les dix marches, se tournait vers le premier élu pour le rassurer malgré les murmures des Limbes : « En vérité, je te le dis, ce soir tu seras avec moi en Paradis ».

Car le Chef de file du Nouveau Testament, le Premier du Cortège de tous les élus, le premier introduit ne fut ni Pierre, ni Jacques, ni Jean le Bien Aimé. Ce fut le larron. Un voleur.

Et voilà comment les Saints Innocents ont tous perdu leur pari, à cause d'un élu qui sortait de prison.

A cause de ce larron qui nous jugera, chacun, sur notre manière de regarder la prison d'où il sort...

Sidoine


[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 233-236.

[2] Sidoine semble n’avoir que des notions fort simplistes de la chronologie céleste. Il semble ignorer que devant l’Éternel, il est parfaitement enfantin de vouloir ainsi minuter l’emploi du temps du Christ avec notre comptabilité de jours et d’heures célestes.

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