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La réalité dépasse la technique

30 août 2017
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Jean RODHAIN, « La réalité dépasse la technique », Messages du Secours Catholique, n° 161, mars 1966, p. 7.[1]

La réalité dépasse la technique

Monsieur Dupont-Raffing est la logique même, parvenue au sommet de la réussite.

Il a réussi son mariage, réussi ses prévisions, réussi sa carrière.

Budget sans bavure. Usine avec outillage neuf. Personnel avec salaires largement au-dessus du maximum.

Toute une vie de travail, de rigueur, de service. Pas une minute perdue, pas un franc gaspillé, pas une parole déplacée, pas une seule amitié négligée.

Une équation en marche. Un homme heureux dans son horaire calculé : qu'il préside avec des phrases parfaites l'assemblée des actionnaires ou qu'il arrive au concert à l'heure exacte.

La presse le cite, une fois par semaine, comme le type même du grand industriel français dont le cerveau quasi électronique étonne l'Amérique. Il pourrait être ministre demain. Il sera certainement élu à l'Institut après-demain. Jamais une ombre sur ce personnage.

Son village natal l'a élu maire. Ses deux grandes filles n'ont qu'à paraître pour valoriser une présentation d'un couturier jusqu'alors ignoré. M. Dupont-Raffing est l'image vivante de la mécanique humaine à l'heure exacte de la sérénité, du succès et de la solidité. Et sa réussite totale ne l'a point rendu inaccessible. Ce grand patron, pas distant, vous reçoit sans histoire : vous pouvez lui téléphoner directement, vous le trouvez au bout du fil et il vous accueille sur le champ, disponible tous les jours.

Tous les jours, sauf le samedi. Toute la semaine au bureau. Le dimanche au golf. Mais le samedi, mystère. Cet homme, clair comme une horloge de verre, disparaît chaque samedi. Une maîtresse en province ? Non. Pour ses amis, cette éclipse du samedi est le seul mystère.

Et moi je vais vous le dire, ce mystère hebdomadaire.

Chaque samedi, M. Dupont-Raffing va dans une clinique de Bruxelles retrouver son fils Philippe. Ce Philippe de vingt-trois ans dont il ne parle jamais. Ce Philippe dont le beau visage régulier est le portrait de son père, mais dont aucun médecin n'a jusqu'ici réussi à délier une intelligence paralysée dès la naissance. Ce père a dépensé des millions auprès de tous les spécialistes. Ce père continue inlassablement, chaque samedi, à chercher un dialogue avec son petit enfant qui n'a pas d'âge. Cet homme réussi à 100%, se garde un jour par semaine pour se retrouver seul, en secret, face à face avec son seul échec.

Parce que, dans la vie, rien n'est jamais réussi tout à fait.

L'humanité est parvenue à un sommet jamais atteint de la technique, avec une précision inimaginable il y a vingt ans : elle pose exactement, sur la planète inaccessible, l'instrument qui l'ausculte et distribue, dans tous les kiosques à journaux, la photo du sol lunaire, aussi détaillée que celle du parquet de ma chambre.

Et cette réussite impeccable, l'humanité la met efficacement au service de celui qui souffre : si un malade d'Istanbul a besoin d'un médicament rarissime, voici un appel-radio et une voiture qui fonce à cent à l'heure vers Orly avec la boîte d'ampoules. Avion pour la Turquie. Malade sauvé. Ça se lit chaque semaine à la « une » du journal avec un titre plus gros que le bras.

Et ce n'est pas une réussite isolée. Non, la technique a réussi à élever le niveau de vie dans tous les sens du mot. La mortalité infantile a diminué. La syphilis a disparu. La diphtérie est guérie. La culture est en progrès : mon fermier, dont le grand-père ne serait jamais allé à la Comédie Française écoute Phèdre à sa radio et admire les trésors du musée de Moscou sur sa télé.

La F.A.O. provoque l'essor général de l'agriculture ; il n'y a plus de peuples sous-développés, il n'y a plus que des nations en voie de développement. La faim matérielle étant vaincue, il est temps d'appliquer les techniques aux autres stades du progrès. L'humanité parvient enfin actuellement à un sommet jamais atteint : triomphe de la méthode. La technique triomphe partout.

Partout sauf pour cent millions d'hommes en danger de mort.

Comment, pour un seul homme en danger, à Istanbul, vous aviez un avion qui fonce à 900 km/h lui porter son médicament ?

Exact pour un homme.

Mais ici, il y en a cent millions et toutes les techniques ultra-modernes butent dans quinze provinces des Indes. S'agit-il d'un tremblement de terre imprévisible qui a tout dévasté cette nuit ?

Non, ce n'est pas une catastrophe imprévue. C'est une catastrophe prévisible : on y va tout droit.

Les étapes du progrès de ce pays étaient marquées sur un planning impeccablement calculé. Les techniques étaient à pied d'œuvre. Les méthodes avaient tout prévu, sauf la famine.

Le gouvernement de l'Inde, la F.A.O., les experts du monde entier avouent, reconnaissent et proclament : voici l'heure et l'échéance d'une famine pire qu'au Moyen Age. On a calculé la date. C'est pour demain. On a chiffré d'avance les victimes, et, parmi elles, des milliers de petits enfants.

Et cette humanité arrivée au sommet, jamais atteint, de ses réussites techniques, va se retrouver seule, en public, face à face avec un échec mondial.

Parce que, dans la vie, rien n'est jamais tout à fait réussi.

Parce que, depuis la tour de Babel, nous devrions savoir que celui qui a vraiment le « sens de l’histoire », celui qui a finalement raison, c’est le pauvre homme du désert prosterné en adoration devant le seul Maître des pluies comme des récoltes, et le seul maître aussi de nos jours et de nos soirs ici-bas…

 

Jean RODHAIN

 

[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 211-214, sauf le dernier paragraphe. (note de l'éditeur)

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