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Le voile de Véronique

31 août 2017
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Jean RODHAIN, « Le voile de Véronique », Messages du Secours Catholique, n° 182, février 1968, p. 1.[1]

Le voile de Véronique

Dans le rapide Rome-Paris, je m'installe au buffet-bar à une minuscule table de 4. Mes trois voisins sont français, l’un se présente comme professeur, les deux autres semblent des industriels. Ils sont aimables, on cause. J’avoue que je viens du Moyen-Orient et par ce froid glacial j’ose évoquer la misère des réfugiés sous les tentes et surtout leurs enfants. Aussitôt vive discussion. Le professeur condamne un pays coupable. Les industriels accusent le Chef d'État de l’autre nation. Et, jusqu’au café inclus, la conversation de mes trois voisins deviendra de plus en plus tendue. On se sépare au moment du ton suraigü. Des enfants sans pain, plus question - j'ai échoué totalement. L'écran politique est plus opaque qu'un rideau de plomb.

Dans cette excellente paroisse de l'Ouest, huit familles rapatriés d'Oran sont arrivées il y a cinq ans. Elles sont aujourd’hui, sauf une qui est restée pour toujours ulcérée, parfaitement intégrées dans la vie paroissiale. Mais elles se souviennent toutes des premiers mois où elles avaient l’impression d’échouer - malgré les vitrines illuminées et les cinémas remplis - dans une tribu de Sioux méfiants. Les chrétiens qui maintenant les entourent d’une chaude amitié étaient tout raidis de peur. Chacun se demandait si son voisin ne décèlerait pas dans son geste d’accueil une certaine coloration. Un quadrillage de suspicion faisait craindre à chacun d’être taxé par les autres de telle appartenance politique s’il fréquentait ce rapatrié. Depuis cinq années, tout s’est détendu. Ces paroissiens ont des cœurs d’or. Mais devant cet or, le « qu'en dira-t-on » : quel rideau de plomb !

Dans cette capitale du Moyen-Orient, le soir tombe sur la terrasse haute où la famille achève le repas du soir. La conversation effleure les faits divers de la journée. La mère est soucieuse parce que l'aînée n’est pas encore rentrée.

Les incidents dans le quartier du Temple n’ont eu aucune suite. La police a eu vite fait de disperser ces gens là. Et sur la terrasse, c’est l’heure délicieuse où l’on allume les lampes à huile dans la nuit qui fraîchit. A l’aînée qui vient de rentrer - en tenant curieusement un linge plié sous le bras - le père, avec cet accent de tendresse qu’il emploie toujours pour sa fille préférée, essaye une remarque. « Ces gens que tu fréquentes sont sympathiques, c’est évident, mais vois-tu, nous devons être prudents, car ce qui compte pour nous tous, c’est l’opinion. Il faut aller dans le sens de l’histoire. Tu me comprends, Véronique ? »

Les deux premiers faits sont authentiques. J'étais dans ce wagon-là. J’ai connu cette paroisse-là.

Le troisième fait est imaginaire. Si la tradition évoque sainte Véronique rencontrant le Seigneur dans son chemin de croix, essuyant son visage ensanglanté et étant récompensée par la Sainte Face imprimée sur le linge, les Évangiles sont muets sur cet épisode. Et c’est moi qui en rajoute en imaginant que Véronique impressionnée par la sagesse de son père et aussi par le silence soucieux de sa mère n’a pas osé déplier ce linge. Il se peut qu'elle ait attendu trois jours. Et qu’elle n’ait découvert le visage imprimé qu’au matin de Pâques...

Comme je comprends que les contemporains du Seigneur ne l’aient pas reconnu. Ces discussions entre le Sanhédrin et l’occupant dominaient toutes les conversations. Avec l’armée romaine sur les bords du Jourdain, l’ordre régnait, mais que faisait-elle des droits de l’habitant ? On ne parlait que de cela au Moyen-Orient ; et l'élite du pays répétait un seul refrain : « Cette colonisation abusive par les capitalistes romains, pèse sur les structures du pays et son économie, et son expansion. Voilà l’actualité. Voilà l’intégration dans le réel. Voilà le Sens de l’histoire. Voilà la présence du monde. Tandis que ces disciples, avec leurs gestes de charité, n’ont aucun sens politique. Leur fréquentation ne peut attirer que des ennuis ».

En ce temps-là, j’aurais été impressionné par les remarques du père de Véronique, cet homme faisant autorité dans son quartier, et je me serais abstenu prudemment d’aller à contre courant du sens de l'histoire.

Et je m'interroge : Si, aujourd’hui, à travers nos discussions de 1968, le Seigneur était de nouveau revenu, saurais-je l’apercevoir ?

Un dernier fait : je reviens de Pommereuil, ce bourg du Cambrésis détruit cet été par un cyclone. Dans la baraque qui sert de mairie, en présence du Conseil municipal, le S.O.S. local remettait à une grand-mère les clefs d'une maisonnette hâtivement construite. Avec les dons reçus on a aidé des familles à s’abriter du froid. Et l’une d'elle, ayant reconstitué son toit, rapporte une enveloppe : « Le S.O.S. m’a remis 600 francs, pour les tuiles. On a pu s’en tirer avec 200. F. On n’a pas le droit de garder le reste. Voici 400 F. Vous saurez bien à qui le donner ».

Pour donner à la Sicile, des lettres comme celle-là arrivent par milliers.

Aucune liste de souscription, avec les noms des donateurs, ne paraîtra. Ils le savent bien. Mais pendant que les grands de ce monde trafiquent de leurs armements, pendant que chaque Français discute de la politique mondiale, pendant que la publicité descend son rideau de plomb pour nous cacher la misère du monde, il reste des regards assez clairs pour voir au-delà. Ils devinent. Ils comprennent. Ils osent faire le geste.

Au soir de son geste, Véronique ne savait pas encore que son linge était ainsi marqué. Il y a certaines présences qu’on ne comprend que le lendemain matin.

J. RODHAIN.

 

[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, « Charité à l'heure de l'ordinateur », Messages du Secours Catholique, n° 178, octobre 1967, p. 151-154.

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