Jean RODHAIN, « Ces chiffres qui ont un visage », Messages du Secours Catholique, n° 200, septembre 1969, p. 1.

Ces chiffres qui ont un visage

Premier chiffre : 5 250

Si, au soir de l’Assomption, le Mistral fonçant à cent vingt à l’heure télescopait en même temps quatre trains lourdement chargés de vacanciers, cela produirait une catastrophe épouvantable.

Et si le lendemain, publiant le bilan de cette catastrophe du 15 août, les journaux annonçaient que le nombre des morts s’élevait à 215, celui des blessés à 5.039, donc que le chiffre total des victimes dépassait 5.250, la consternation s’emparerait du monde entier. Ce serait la plus grande catastrophe dans l’histoire des transports ferroviaires.

On frémit rien qu’en évoquant l’hypothèse d’un tel concours de circonstances capable - ce qu’à Dieu ne plaise ! – d’une telle hécatombe de vacanciers.

Or, 215 morts et 5.039 blessés, soit un total dépassant 5.250 victimes, c’est, hélas ! l’exact bilan, au pont du 15 août de l’an de grâce 1969, des transports automobiles en notre douce France.

Ces 5.250 vacanciers n’étaient pas dans des wagons, ce qui aurait frappé tout le monde de stupeur. Ils étaient dans leurs autos.

Voici donc 215 croix dans les cimetières et voici 5.000 blessés allongés dans les hôpitaux. Si cela venait des rails, on serait bouleversé. Bien que cela ne vienne que de la route, ne pensez-vous pas que ces chiffres ont un visage qui mérite tout de même un instant d’attention ?

Deuxième chiffre: 12

Ce maçon portugais est chômeur. Il s’exile et vient seul à Paris. Il connaît son métier et il gagne bien : chaque mois, un mandat envoyé vers la banlieue de Lisbonne fournit le pain à sa femme, aux cinq enfants et aux grands-parents. Dévaluation. Pour un travail égal, voilà un salaire dont la valeur réelle, traduite en monnaie portugaise, est diminuée brusquement de 12 %. On plaint les touristes qui, en raison du change, perdront une journée d'hôtel. Si nous comptions le nombre d’humbles familles étrangères dont le mandat mensuel, avec le nouveau franc, est subitement amputé de 12 % ? Ce sont toujours les plus pauvres qui payent : voilà un des visages du 12 %.

Troisième chiffre : 30

Premier pas sur la lune : ce départ d’un homme vers l’inconnu céleste est bouleversant. Il était donc normal que des centaines de millions de terriens aient voulu observer et entourer de leur fraternelle sympathie ceux qui partaient ainsi.

Ce départ d’un homme vers l’inconnu céleste a eu lieu une fois le 20 juillet. « Une fois », dites-vous ? Cela dépend comme on compte. Car chaque fois qu’un homme entre en agonie - et tout homme, sans exception, connaît cette agonie - il part loin de cette Terre. Si loin que personne n’a jamais pu photographier ses premiers pas là-haut. Ce départ vers le Ciel est bouleversant. Et comme ce départ est définitif, il me semble plus bouleversant que l’autre. C’est le point de non-retour pour toujours. L’agonie, c’est le compte à rebours pour le corps et pour l’âme. C’est la privation de toute interview, de tout reportage. C’est l’entrée dans le silence éternel. Ce départ-là est plus définitif, donc plus bouleversant que l’autre.

Ce départ pour la Lune était bouleversant. Je sais des gens, ce soir-là, tellement émus qu’ils ont éteint la télé et qu’ils sont partis dormir - sans trouver le sommeil. Ils avaient physiquement « peur » pour ces hommes quittant notre bonne terre.

Et cependant, ces gens, et vous aussi, et moi aussi, un jour - inexorablement - partiront eux aussi vers l’inconnu céleste. Très seuls. Sans spectateurs. Sans télévision. Dans le grand silence blanc de la clinique. Ou sur l’herbe du bord de la route. Ce départ de chaque homme vers l’inconnu céleste est bouleversant. Si je compte de cette manière, cela me fait voir cette réalité : toutes les trente secondes, il y a un homme, mon frère, qui part vers l’inconnu céleste.

Dans ce cas, est-ce que nous pensons à aider ces agonisants qui se présentent à cette cadence un toutes les trente secondes ?

5000 victimes, 12 %, 30 secondes. Voilà 3 chiffres.

Je les enregistre passivement comme tous les chiffres.

Mais si j’avais seulement une once de charité je saurais voir à travers ces chiffres tant de visages humains.

Apprenons à regarder...

Jean RODHAIN.