Vous êtes ici

Les regroupés de puyserac

31 août 2017
Print

  « Le face à face de deux hommes nés en 1900 : Jean Nohain, Jean Rodhain », Notre Temps, n° 22, juin 1970, p. 3-7.

Le face à face de deux hommes nés en 1900

Jean Nohain Jean Rodhain

Peut-on imaginer deux hommes apparemment plus différents - et deux carrières plus différentes ? Jean Rodhain, prêtre protonotaire apostolique, créateur et directeur dans le monde entier (92 pays) du Secours catholique... Jean Nohain, ancien avocat à la Cour d'Appel de Paris, animateur de radio et de télévision, homme de lettres et de spectacles et grand ami de Notre Temps.

Nés l'un et l'autre en 1900, Jean Rodhain et Jean Nohain viennent de se rencontrer. Nous sommes certains que ce « Face-à-face » de deux Français de soixante-dix ans qui, loyalement, « font le point » intéressera beaucoup de nos lecteurs de leur âge... et les autres.

Deux voyageurs de 1900

Jean Rodhain. - La route derrière nous est déjà longue, cher Jean Nohain, bien longue... Moi, je suis né le 29 janvier 1900, le jour où l’on célèbre la Saint-François-de-Sales...

Jean Nohain. – C’était peut-être déjà pour vous un signe... Et moi, le 16 février 1900, le jour de la Sainte-Julienne. C'est plus modeste. Une religieuse qui n'a laissé son nom qu'à un potage. Vous me direz que, de la soupe, il en faut aussi !

J. R. - Me voici donc votre aîné de quinze jours !... Nous avons connu tous les deux, en soixante-dix ans, les mêmes émotions, les mêmes découvertes, les mêmes surprises, les mêmes émerveillements, les mêmes espérances... - les mêmes drames !

J. N. - Cette « traversée du XXe siècle », quel voyage !... Et quelle chance pour nous d'être encore là, en face l'un de l'autre... Vous savez que 850 000 Français comme nous ont vu le jour en 1900 et que nous ne sommes plus que 420 000 ! Nos rangs se sont cruellement éclaircis...

J. R. - J'y pense sans cesse...

Monseigneur Rodhain se lève et ouvre une porte de placard. À l'intérieur, posé sur une simple tablette, tout ce qu'il faut pour célébrer la messe dans sa chambre.

J. R. - C'est ma petite chapelle personnelle... A 6 heures, chaque matin, c'est ici que je communie dès mon lever en me rappelant tous ceux qui sont tombés depuis 1900 sur le chemin - et en remerciant Dieu de me donner encore la force d'accomplir ma tâche quotidienne.

J. N. - Je vous admire et je vous envie. Je suis si honteux, à mon âge et devant vous, d'avouer que je prie si peu - comme un enfant qui balbutie encore et qui ne comprend pas tout très bien...

J. R. (Souriant). - Nous nous reverrons, mon fils...

Chers souvenirs d’enfance

Jean Nohain. - Soixante-dix ans... Comme ça fait du bien, de temps en temps, de se retourner derrière soi et d'évoquer le petit garçon que nous avons été « au départ », avant que tout ne commence pour nous ! ...

Jean Rodhain. - Ma mère, institutrice, était alsacienne de Strasbourg. Mon père, lorrain de Metz. Ils tenaient, quand je suis venu au monde, une petite épicerie à Remiremont, et c'est là que, dès ma jeunesse, j'ai appris à faire des paquets !... Des paquets bien soignés, bien nets, bien ficelés dont j'ai toujours gardé le goût... Le goût de l'ordre aussi, je crois. Le goût de l'harmonie, de ce qui est bien méthodiquement rangé. Maman, elle l'institutrice, m'apprenait tendrement à lire, à compter... et beaucoup d'autres choses aussi que je n'ai jamais oubliées. C'est peut-être d'elle que je tiens le plus !... Mettons, l'ordre, d'origine lorraine et l'élan d'origine alsacienne... Et vous ? ...

J. N. - Quoique je sois né 41, rue des Martyrs, dans le 9e arrondissement, je me sens très peu de souche parisienne... Mon père, Maurice Legrand, était de Corbigny, dans la Nièvre. Un pays où les gens sont durs à la besogne, courageux, acharnés... Et ma mère, Marie-Madeleine Dauphin, de Béziers, dans l'Hérault... Une douce et ravissante jeune fille du Midi, artiste, sage et pieuse. Aimant le soleil, la douceur de vivre, son mari (qu'elle adorait) et nous, ses trois enfants choyés... Chaque matin encore, maintenant qu'ils ne sont plus là, ni lui ni elle, j'entends au fond de moi-même la voix de mon père qui m'ordonne : « Allez, debout ! Lève-toi, c'est l'heure !... Au travail ! ... » et la voix de ma mère qui semble murmurer doucement : « Repose-toi donc encore un peu, mon petit enfant... Rien ne presse... Ménage-toi ! ... » Comme vous, je porte dans ma vie deux empreintes ineffaçables, tout ce qui vient du caractère de mon père et tout ce que je dois au caractère de maman.

Connaître les hommes..,

J. R. - Il y a aussi nos maîtres, nos premiers camarades qui ont tant d'importance pour nous... Je suis d'abord allé à l'école libre de Remiremont, puis au collège laïque...

J. N. - Moi, au lycée Condorcet, mais par l'entremise de l'école Fénelon, où ce sont des religieux qui m'ont formé. Quand je me suis engagé dans l'armée, à dix-sept ans (en 1917 ...) et quand le major, m'ayant fait mettre en tenue pour la visite, m'a demandé de sa grosse voix : « C'est vous, Legrand ? ... », j'ai répondu : « Oui, monsieur l'Abbé... »

J. R. - Monsieur l'Abbé... Monsieur le Major...

Croiriez-vous qu'en 1918, j'étais si chétif, si malingre, avec « si peu de chances de vivre », disaient les médecins, que l'on m'a réformé... moi qui allais être « reconnu bon » comme simple tirailleur en 1940 (six mois de caserne ! ... ) et devenir pendant toute la guerre aumônier général des prisonniers de guerre, puis aumônier général des armées en 1944 ! ... Réformé !... Ce sont les mystères de la Santé, avec un grand et un petit « s » !

Jean Nohain. - Ah ! l'armée... c'est là que j'ai appris, dès l'âge de dix-sept ans, à connaître les hommes... à estimer, à aimer les Français, malgré tant de fâcheux défauts... Douillettement élevé dans une charmante famille d'artistes, je ne me doutais pas de ce qu'était l'humanité, la vie... En quelques mois, j'ai tout découvert... A la caserne, dans les camps, sur les lignes pendant les campagnes, en France, en Ukraine... Comme simple « chasseur », comme sous-officier, comme adjudant, j'ai connu durement et crûment ce qu'est la vraie camaraderie sans « chiqué », le courage, le désintéressement surtout. Le merveilleux désintéressement de l'armée en ce siècle où tout est devenu combinaisons et âpreté au gain !...

Jean Rodhain. - Et moi, cher Jean Nohain, savez-vous où j'ai pris les meilleures leçons de ma jeunesse ? Un peu, bien sûr, à mon premier poste de vicaire à Saint-Maurice d'Epinal (j'avais été ordonné prêtre en 1924), mais surtout par la suite comme curé d'une toute petite paroisse de 123 habitants, à Mandres-sur-Vair, dans les Vosges... 123 paysans que je connaissais et que je pouvais suivre un par un...

J. N. - Aujourd'hui, ceux dont vous avez la charge se comptent par millions dans ces 92 pays, qui ont maintenant leur Secours catholique...

J. R. (souriant) - ... et les 20 hommes de votre section de char, adjudant Legrand, sont remplacés par des millions de téléspectateurs : mais je crois que nous avons gardé tous les deux la nostalgie des tâches humaines et presque individuelles que nous avons pu accomplir à une certaine époque de notre vie

Un homme d’action

Jean Nohain. - Je sais que pour vous changer de la petite église de votre village des Vosges, on vous a détaché au diocèse de Paris, en 1935, comme aumônier fédéral de la JOC... Et puis, la guerre de 1940. Et vous avez été fait prisonnier au mois de juin. Et vous vous êtes évadé...

Jean Rodhain. - Voulez-vous le nom de mon camarade d'évasion ? ... Un certain capitaine de Hauteclocque, devenu par la suite le général Leclerc !...

J. N. - Que de péripéties dans nos vies si diverses, et quelle admiration vous portent tous ceux qui, comme moi, peuvent entrevoir votre vertigineuse activité quotidienne... J'ai même appris que c'était au Nigeria que vous avez fêté vos soixante-dix ans...

J. R. - Je voyage beaucoup... C'est qu'il y a de par le monde tant d'hommes à voir, à comprendre, à aider... Vous avez bien été vous-même, l'an dernier à Nouméa et quelques jours plus tard au Groenland, un drôle de zigzag !... Mais, le croiriez-vous, quoique l'avion soit précieux pour les grandes expéditions précipitées, je préfère, quand je le peux, travailler dans le train : depuis 1961, j'ai fait 470 fois le trajet Paris-Rome et Rome-Paris en chemin de fer !…

Et maintenant, face à l’âge,..

Jean Nohain. - Ne commencez-vous pas, de temps en temps, à sentir les atteintes de l'âge ? ... Pour ma part, je connais souvent la cruauté lancinante des crises de goutte (moins maintenant qu'à soixante ans...) et j'éprouve chaque jour une irrésistible envie, après mon repas de midi, de fermer les yeux et de me reposer une heure... Ah ! comme c'était bon, dans ma jeunesse, de pouvoir rester frais, content et dispos, trois jours et trois nuits sans dormir !

Jean Rodhain. - Et moi, mon pauvre ami, j'ai bien souvent maintenant des douleurs vagabondes ! Et je n'aime guère ce vagabondage ! Mais c'est surtout d'affliction morale que je souffre : tant d'amis chers qui disparaissent un à un. Tant de vides autour des hommes de notre âge...

J. N. - Tristan Bernard me disait tristement avant sa mort : « Je suis trop vieux maintenant, plus personne ne me tutoie ! ... »

J. R. - Mais nous avons un grand médicament. Pour moi - je vous l'ai montrée - ma petite chapelle personnelle pour me recueillir chaque matin, et toute la journée mon travail...

J. N. - Comme nous le chantons à la télévision pour rire - le travail, c'est la santé !

J. R. - Oui, pour ceux qui le peuvent encore, le travail, c'est le merveilleux remède contre le vieillissement. Je m'y donne de toutes mes forces en m'entourant de mes collaborateurs. J'aime leur expliquer, les informer, les animer. Je ne pense absolument plus à moi, ni à l'âge, ni aux lendemains qui nous attendent. Je fonce, donc je suis !...

J. N. - Mais je sais que vous n'aimez pas les longues tergiversations, les palabres inutiles, les vaines conférences qui n'en finissent plus...

J. R. - Le temps, le temps compte quand on a notre âge, cher Jean Nohain. Le temps, je le respecte et je le ménage comme un bien précieux. Ne le gaspillons pas. Ne le perdons pas !

J. N. - Et puis, puisque nous sommes ici au quartier général du Secours catholique, dans cette maison où l'on ne pense qu'à soulager tous ceux qui souffrent dans le monde, je crois qu'il faut donner à tous nos amis de Notre Temps le grand secret qui nous tient à cœur…

J. R. - Un grand secret pour tous les âges. Pour ceux qui ont notre âge. Pour ceux qui sont encore plus âgés que nous... La plus cruelle des maladies, c'est l'égoïsme et le plus admirable des remèdes, c'est la charité... l'amitié... la fraternité...

J. N. - Pensons-y sans cesse avec ceux que nous aimons... L'égoïsme nous vieillit, la fraternité nous rajeunit...

J. R. - Et, c'est si bon de se sentir jeune !... La charité sous toutes ses formes : bonté, gentillesse, indulgence, sourire, aumônes... pratiquons tout cela tant que nous le pouvons,

tant que nous en avons la force, jusqu'à notre dernier souffle...

J N. - Quel bon médecin, quel sage pharmacien vous eussiez fait, monseigneur Rodhain...

 

(Propos recueillis et reconstitués par Jean NOHAIN.)

 

Mots clefs

Abraham accueil Action Action catholique Action institutionelle Action institutionnelle Adaptation Afrique A la une Argent Art Aumône Aumônier Bernadette Bible Bon samaritain Caritas Carême Catholique Catéchisme Charité Chiffre Christ Ciel Cité Cité-secours Cité Saint-Pierre Communauté Communication Communisme Concile Confiance Conscience Contagion Contemplation Corps mystique crèche création Diaconat Diaconie Diacre Dieu Doctrine sociale Doctrine sociale de l'Eglise Don Donateur Développement Eau Ecclésiologie Education Eglise Emigration enfance Enfant Enseignement Environnement Eschatologie Esprit-Saint Etat Etranger Etude Eucharistie Evêque Exactitude Faim Famille Foi France Fraternité Frontières geste Gratuité Guerre Habitat partagé Harmonisation Histoire Histoire Hospitalité Incarnation Incroyance intereligieux International Jean Rodhain Jeudi-Saint Jeûne Journaliste Journée mondiale des pauvres Jugement Justice Justice et charité Jérusalem Jésus-Christ Laurent Lavement des pieds Lazare Laïc libération Liturgie logement Lourdes législation Mage mages Maison Abraham Maison d'Abraham Malade Mandat Marie Marxisme Messe migrant Migrants Migration Misère Modernisation Modernité mondialisation Mort Mt 25 Multiplication Médias Noël Objection Objection de conscience Oecuménisme Offertoire paix pape Parabole Pardon Paris ICP Paroisse Partage Pastorale Paul Pauvre Pauvreté Païens Pierre Piété Politique Populorum Progressio Prison Prière prochain Progressisme progrès Prédication Prêtre pub Pâques Pèlerinage Péché Péché originel Pédagogie Pédagogie; Modernité Pénitence Quête Revenu universel Rome Rome Rédemption Réfugié Réseau Résurrection Rôle du SC Rôle du SC Rôle du Secours Catholique Sacrifice saint Saints Saint Vincent de Paul Secours Catholique Signe simplicité Société Solidarité Souffrance Spiritualité Statistique statistiques St Paul Théologie Travail Unité Université de la Solidarité et de la Diaconie Urgence Vendredi Vertu Vocation voir Vérification Vérité Évangile Évangélisation équipe

Mots clefs Jean Rodhain

Art
Don
Eau
Foi