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Dès qu’on rougit de porter une pierre, on ne construit plus de cathédrale

22 mars 2013
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Jean RODHAIN, "Dès qu’on rougit de porter une pierre, on ne construit plus de cathédrales ; dès qu’on rougit de parler de charité, on ne construit plus l’Eglise vivante. Homélie pour le pèlerinage de St-Martin, 14 novembre 1971, Basilique St Martin, Tours", Osservatore Romano, 4 février 1976, pp.8-9. Egalement dans : Les Annales martiniennes, n°92, décembre 1971, pp.3-8.

Dès qu’on rougit de porter une pierre

On ne construit plus de cathédrale

Dès qu’on rougit de parler de charité

On ne construit plus l’Église vivante

Homélie de Monseigneur Rodhain

Basilique Saint Martin, 14 novembre

Comme une lampe sur un chandelier afin que ceux qui entrent voient la lumière.
(Saint Luc 10, 33) (Ev. du jour)

Excellence,
mes frères,

Si on devait brosser une fresque évoquant cette Église des Gaules au IV° siècle où brille comme la lampe de l’Évangile la figure lumineuse de saint Martin, les documents ne manqueraient pas.

Comme fond du tableau, l’Église d’alors présente déjà des dimensions internationales. C’est l’heure du Concile de Nicée (325) avec des évêques arrivés du monde entier, tel qu’il était connu à l’époque.

C’est l’époque où le pèlerin de Bordeaux, ainsi qu’Ethérie, font le récit de leurs pèlerinages en Palestine où ils ont vu saint Jérôme traduire la Bible dans une grotte de Bethléem.

C’est l’apogée de l’Église d’Afrique du Nord qui compte plus de 500 évêques aux diocèses prospères. Quel contraste avec l’Afrique du Nord d’aujourd’hui...

C’est un siècle où se multiplient les conciles régionaux et les synodes. Conciles de Nîmes, de Saragosse, de Rimini (359), d’Arles (314) et de Sardique (343). Synodes de Valence, d’Aquilée, de Turin, de Milan (347), de Béziers (336). Conciles et synodes sont parfois si longs et si confus que saint Martin lui-même deviendra réticent quant à leur efficacité.

La Gaule proprement dite ne compte alors que 34 évêques, mais plusieurs d’entre eux sont restés célèbres : Simplicius à Autun, Proculus à Marseille, Victrice à Rouen, Delphin à Bordeaux, Phebade d’Agen.

D’autres seront canonisés comme saint Just à Lyon. Mais le plus connu de tous, dominant tous les autres c’est bien celui que fidèlement vous vénérez dans cette basilique : le grand saint Martin.

C’est un très grand honneur et une très grande émotion pour moi, d’être invité à célébrer ici avec vous saint Martin, 1.600 ans exactement après son arrivée à Tours, et je veux exprimer ma gratitude à son successeur pour cette marque de confiance.

Délaissant les multiples aspects du patron de la Gaule il m’a été demandé de répondre à une périlleuse question : Que dirait saint Martin de la Charité à notre temps ?

En guise de réponse, je voudrais faire mon examen de conscience, et devant la figure classique de saint Martin partageant son manteau, me demander :

1. Quel pauvre ?

2. Quel geste ?

3. Quel regard ?

Premier point : en face de quels pauvres sommes-nous aujourd’hui ?

Saint Jean Chrysostome devant prêcher à la cathédrale d’Antioche, à l’instant de monter en chaire, déchire le sermon préparé et laisse parler son cœur : il vient de rencontrer les victimes des invasions et la foule des survivants d’un tremblement de terre. Il en est bouleversé, et c’est sa plus belle homélie.
Après plusieurs voyages au Biafra, après un séjour au Pakistan, on reste littéralement marqué par de pareilles découvertes. Ce ne sont plus des reportages, ou des récits : c’est la rencontre bouleversante, indescriptible, avec la misère d’aujourd’hui.

Nous nous représentons les pauvres du IVe siècle à travers les misères de ce siècle de fer. Dans mille ans les historiens évoqueront notre génération actuelle avec Buchenwald, Hiroshima et le Pakistan. Ils feront le bilan des quelques progrès sociaux localisés dans quelques pays les moins peuplés. Et pour l’ensemble de l’humanité, la comparaison finale des misères du IVe avec celles du XXe siècle aboutira à une équivalence.

Car si on fait la moyenne entre la France et les Indes, entre le Canada et la Chine, de toutes les sortes de pauvretés, qu’il s’agisse du logement ou de l’emploi, du savoir ou de la foi, on arrive en 1971, à un très, très pauvre bilan.

Deuxième point de comparaison : les gestes secourables.

On me dira que dans l’Église actuellement il existe une extraordinaire floraison d’œuvres diverses, missionnaires ou charitables, de secours et de développement et que certaines ont pris des dimensions internationales. C’est exact.

On me précisera que Caritas Internationalis, par exemple, fédère 94 organismes nationaux.

Je le sais : il n’y a pas lieu de s’en glorifier. Le monde des affaires, le monde du tourisme sont depuis longtemps structurés sur le plan international.
Il était tout simplement normal que les organismes d’Église s’adaptent à la vie internationale.

On me dira que cette action secourable utilise des moyens techniques adaptés. Nous transportons - par avion rapide des vaccins contre le choléra - jusqu’aux antipodes.

Il n’y a pas lieu de s’en glorifier. Il serait anormal d’être en retard.
On me dira que la générosité du public est en progrès. C’est indiscutable et admirable. Mais il y a une explication : la connaissance est plus rapide de nos jours. Et c’est ici une des différences les plus notables avec le IV° siècle : les moyens d’information ont fait des progrès. Et ces progrès se sont accélérés singulièrement depuis 25 ans. Un exemple :
En 1947 - il y a 25 ans - la création du Pakistan a provoqué un double exode. Total des réfugiés : 18 millions. Total des morts dans cet exode : 3 à 4 millions .
Nous n’avons rien fait pour eux et ceci parce que nous n’avons rien su.
Et aujourd’hui encore, combien parmi nous connaissent ces chiffres de 1947 ?
Par contre en 1971, dans ce même Pakistan, 9 millions de réfugiés : nous savons les chiffres heure par heure grâce à cette télévision qui n’existait pas en 1947.
Il y a progrès dans la générosité parce qu’il y a progrès dans la connaissance.

Mais ces points de progrès, que sont-ils à côté des nouvelles pauvretés de ce monde ?

Les nations confortables et riches s’enrichissent de plus en plus. Les nations du Tiers-Monde s’enfoncent de plus en plus dans une pauvreté. Et ce sont les plus peuplées.
« La question sociale est devenue mondiale » (Pop. progr.). Ce basculement, cette division n’existaient pas au IV° siècle.
Et devant ce déséquilibre gigantesque le total de nos efforts, de nos réalisations, ne pèse aux yeux d’un saint Martin que d’un poids bien léger.

Troisième point de comparaison : le regard porté par saint Martin sur le pauvre.

Nous touchons ici à l’essentiel : quelle est la qualité évangélique de notre Charité ?
Jusqu’où notre regard sait-il saisir le mystère qui relie le Christ et le pauvre, et que Martin, ce moine contemplatif, a su si bien percevoir ?
Le Mystère : il y a, en effet, quelque chose de mystérieux dans la relation rigoureuse que l’Écriture établit entre le Christ et le pauvre :

- Quand le prophète Isaïe annonce le Messie, il lui donne pour caractéristique le dénuement : une pauvreté absolue (Is 53, 1-12).

- Quand Jean-Baptiste à ses disciples veut donner un critère pour identifier le Christ, il leur fait découvrir la pauvreté du Christ et sa fréquentation des pauvres (Lc 7, 18-33).

- Quand le Christ parle de lui-même, il souligne sa situation « pauvre ». « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête » (Mt 8, 20).

- Quand le Christ parle des pauvres, il ne plaide pas pour eux : il s’identifie à eux (Mt 25, 35-40).

- Quand la pauvre veuve met 2 piécettes dans le Trésor du Temple, le Christ est le seul à remarquer cette pauvreté.

- Quand il y a un paralytique écarté par la foule, ou un aveugle que les disciples contraignent au silence, le Christ est le seul à y prêter attention.

Au soir du Vendredi Saint, à l’heure où le Mystère de la Rédemption s’accomplit, on peut s’attendre à voir paraître comme au Thabor, Moïse et Élie : non, en cet instant le plus solennel de sa mission, le Christ ne choisit qu’un seul interlocuteur, le Christ ne prête attention qu’à un seul personnage : le pauvre, le très pauvre larron.
« La Pauvreté n’est pas le chapitre d’une éthique, même sublime, ni l’expression d’une philanthropie généreuse (et inefficace) mais une partie intégrante de la révélation du Christ sur lui-même, un chapitre central de la christologie. Et c’est précisément un mystère qui se relie, de la manière la plus immédiate, avec le Mystère par excellence, celui caché aux siècles éternels (Rm 16, 25), le Mystère de la volonté du Père (Ep 1 a), le Christ même » .

Il y a un lien mystérieux entre le Christ et la pauvreté. Il y a un regard spécial du Christ vers ceux qui pleurent, ceux qui souffrent.
Ce regard implique les Béatitudes.
Ce regard explique le partage du manteau.
Mais ce regard nous interroge aussi sur la qualité évangélique de notre charité en 1971.

L’Église du IVe siècle a souffert de l’hérésie d’Arius. Aujourd’hui personne ne s’intéresserait à la théologie arienne.
L’Église du IVe siècle a souffert du schisme donatiste. Aujourd’hui personne ne se passionnerait pour les théories donatistes.
L’Église actuelle ne connaît ni une hérésie personnifiée par un leader, ni un schisme localisé dans un seul pays, elle connaît un danger plus subtil : on respire partout un doute qui devient une véritable pollution de l’atmosphère spirituelle.
Avec un air entendu, certains récusent le chapelet et l’Angélus, et du même coup ils font silence sur le Mystère de l’Incarnation.
Avec un souci apparent de démocratie, on prête l’oreille à n’importe qui, mais quand le Pape parle, on s’étonne qu’il prenne position.
Avec un désir excellent d’écouter le monde, on devient sourd à 2.000 ans d’expérience chrétienne.
N’importe qui, à propos de la foi, dit n’importe quoi. La crédulité publique respire à pleins poumons cette « pollution atmosphérique » des esprits.
Dans ce brouillard incertain on distingue heureusement une générosité nouvelle qui surgit partout, et d’abord chez les jeunes. Mais cet élan serait vite paralysé si nous laissions la Charité se laisser grignoter par ce travail général d’intoxication.
Car, sous prétexte d’adaptation certains voudraient écarter le terme même de charité qui semble leur brûler les doigts.
Or quand on renonce aux mots exacts on est sur le point de renoncer aux idées.
Dès qu’on rougit de porter une pierre, on ne construit plus de cathédrales.
Dès qu’on rougit de parler de Charité, on ne construit plus une Église vivante.
La Charité de l’Église, la vraie Charité, celle qui dans les Épîtres de saint Paul revient régulièrement comme un battement régulier du cœur, c’est justement ce regard porté par le Christ, sur le pauvre. Par le Christ et par saint Martin. Un regard lumineux « comme une lampe sur un chandelier afin que ceux qui entrent voient la lumière ».
Dans cette confusion des esprits le Pape, sans cesse, rappelle la vérité :
« L’Église n’a pas, à proprement parler, un rôle politique à jouer, ni social, ni économique. Elle a avant tout une mission religieuse. »
Et Paul VI poursuit qu’en formant des chrétiens qui finalement agiront dans la Cité, dans la profession, dans les structures, l’Église collabore indirectement à l’instauration de la justice en ce monde. Mais l’essentiel a été dit :
L’Église n’a pas, à proprement parler, un rôle politique à jouer, ni social, ni économique. Elle a avant tout une mission religieuse.
Le Seigneur Jésus au désert, aurait pu, l’Évangile nous l’enseigne, transformer les pierres en pain : Il ne l’a pas fait.
Le Christ aurait pu créer en Jérusalem une Faculté de Médecine. Les connaissances de techniques et de pharmacie que nous avons mis des siècles à découvrir, il aurait pu les révéler en un instant : que de malades sauvés par cette révélation ! Il ne l’a pas fait.
Le Christ aurait pu rédiger un manuel d’économie politique qui aurait servi de modèle pour une législation sociale : Il ne l’a pas écrit : nous n’avons de lui ni une page, ni une seule ligne écrite de sa main.
Mais il a regardé le pauvre et l’aveugle, la veuve et le paralytique d’un tel regard que Pierre et Jacques et Jean qui jusque-là méprisaient toute infirmité, n’y voyant que des suites du péché, se sont mis à regarder autrement le pauvre et l’aveugle, la veuve et le paralytique.
L’Évangile n’a pas parlé du choléra, ni de la famine, ni du développement, ni de l’esclavage, ni du dollar...
Mais l’Église vient à peine de naître que pour la famine de Jérusalem, saint Paul organise une collecte, une collecte à l’échelle mondiale d’alors.
L’Église naissante arrive à peine à Rome que ce sont les esclaves comme Calixte qui succèdent à Pierre et que l’Empire romain s’inquiète - pour son économie, pour ses structures sociales de voir l’esclavage ébranlé par cette Charité des chrétiens qui aiment les esclaves comme des frères.
Rome s’inquiète, non pas d’un culte nouveau, non pas d’une technique nouvelle, mais d’une charité qui lui paraît, - et elle l’est - plus révolutionnaire que toutes les techniques.
Saint Martin n’a pas créé de magasins d’habillement, mais c’est avec un pauvre, pour un pauvre auquel il avait prêté attention, qu’il a partagé son manteau : ce geste a été parlant pour des millions de chrétiens depuis 1600 ans.
Dans notre société de consommation, qui a horreur de la pauvreté, implorons saint Martin afin d’être éclairés comme par une lampe lumineuse dans les brumes de ce temps.
Qu’Il nous éclaire vers cette charité évangélique qui prête attention aux pauvres.

Amen.

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