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Pakistan : carnet de route

04 septembre 2017
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"Pakistan : carnet de route", Message du Secours Catholique, n°215, janvier 1971, pp.9-10.

Pakistan : carnet de route

Une nation écartelée

Dans le hublot de l'avion les paysages s'encadrent et se suivent comme les pages d'un atlas : le Mont-Blanc, Rome, Athènes et, en cette veille de Noël, voici les petites lumières de la Palestine. Deux heures après, à l'endroit où la Bible parle déjà des fumées du bitume enflammé, voici des torchères gigantesques : nous survolons les puits de pétrole de Bahrein. Toute la vie de cette Europe qui se croit indépendante est ici suspendue à ces sources du mazout et de l'essence. Tel qui roule paisiblement vers son week-end sait-il combien son moteur dépend strictement des tuyauteries fichées ici dans ces multiples Arabies ?…

Escale à Karachi. C'est l'entrée au Pakistan-Ouest. Pour gagner le Pakistan-Est l'avion va survoler - sans avoir le droit d'atterrir - toute l'Inde. Il n'y a pas d'exemple au monde d'une autre nation ainsi écartelée en deux morceaux séparés par 1.600 kilomètres. L'un est riche, et l'autre est très pauvre : celui du cyclone. L'un est peuplé, l'autre est surpeuplé : celui du cyclone. Et quand on interroge les Pakistanais, gens pleins d'humour, ils vous répondent que ces deux morceaux tiennent ensemble grâce à deux liens : l'Islam et la Pakistan Air Line[1]. Or c'est un fait que malgré cet écartèlement contraire à toutes les lois de la géographie et de la politique, cette nation vit, et réalise des progrès étonnants.

Bateaux à tout faire

Vu d'avion cet interminable delta du Gange se présente comme un immense miroir quadrillé. Etangs, digues, marais, canaux, rizières, tout scintille au soleil. Une fois arrivé au niveau du sol l'auto accepte péniblement de vous conduire jusqu'à la dernière fondrière. Après, il n'y a plus d'autre ressource que la barque. L'évêque de Chittagong, pour avoir des nouvelles d'une de ses paroisses, doit envoyer un billet par porteur sur une barque. Il lui rapportera la réponse dans quatre ou cinq jours... Voilà pourquoi les cinquante bateaux du Secours Catholique Français, arrivés ici par avion, sont utilisés 24 heures sur 24 pour ravitailler ces milliers d'îles.

De quoi avez-vous besoin ? La réponse varie suivant ceux auxquels on pose la question.

Les autorités officielles vous répondent avec des listes imprimées comportant tous les besoins classés, depuis le tube de quinine jusqu'aux tracteurs agricoles.

Sur place, les gens parlent : « maisons - outillage agricole - filets pour pêcheries ».

Et dès que vous avez le dos tourné, dès que la présence d'un enquêteur n'est plus à craindre, la voix populaire redevient plus précise et plus brutale : « Nous avons besoin de deux choses. Il nous faut des buffles et des femmes. »

Des buffles ? Dans ces terres gorgées d'eau, c'est l'animal de trait agile et habitué aux marécages. Or, très peu ont survécu aux vagues.

Des femmes ? Pendant la terrible nuit du cyclone les hommes sont restés agrippés aux plus hautes branches des arbres. Glacées par le vent et l'eau les femmes ont lâché prise avant l'aube. Les enfants aussi (c'est pourquoi on trouve si peu d'orphelins...).

Les survivants masculins sont la majorité. Nous sommes dans une région de polygamie. Voilà pourquoi, ici on réclame des femmes.

Un acharnement à survivre

Ayant commencé l'année par une mission au Nigeria - Biafra en janvier, je la termine en décembre dans le Golfe du Bengale : Pakistan. Sans oublier cet été une mission - à l'heure de Zarka - en Jordanie.

Au Nigeria, on était accablé par la situation des enfants. En Jordanie on était assourdi par les griefs des adversaires. Au Pakistan où le cyclone vient de battre tous les records des hécatombes, ce qui étonne, c'est un certain acharnement à revivre.

Ici l'eau et la terre sont d'une fécondité rare. Dès que dans un pré il y a un trou grand comme quatre draps de lit, on est sûr qu'il grouille de crustacés et de poissons.

Les hommes, à chaque coup de filet, ramènent des poissons innombrables, les enfants s'ébattent, les femmes étendent le linge. Il n'y a plus de village, mais les villageois sont là. Les maisons sont totalement rabotées par le raz de marée, mais trois poignées de roseaux suffisent déjà pour la famille. Même après l'horrible hécatombe, chaque lagune reste surpeuplée.

Car entre la terre et l’eau, il y a cet acharnement de l'homme à vivre et à survivre. Dans cette fourmilière du delta du Gange, on parle peu des morts. Survivre, et pour survivre, produire du riz, beaucoup de riz. Prendre du poisson, beaucoup de poisson.

Ici où je croyais trouver un pays accablé, je n'ai trouvé qu'une population acharnée au travail, qui rebâtit ses digues, replante son riz et sans parler des maisons perdues, a repris les traditions séculaires d'un peuple obstiné, laborieux, aux prises depuis toujours avec les raz de marée en hiver et les moussons en été.

Les jours les plus longs

Le peuple pauvre du delta a tout perdu. Il lui faut immédiatement des barques, des filets, des instruments agricoles pour sauver la prochaine récolte de riz. Il peut travailler et dormir en plein air jusqu'en mai. En mai commence la mousson. Avant mai, il faut reloger 3 à 4 millions de gens. Le gouvernement pakistanais et tous les organismes internationaux se trouvent en face de cette terrible échéance. On revient de là-bas partagé entre l'admiration pour ce peuple acharné à survivre, et l'inquiétude pour le travail à réaliser. Il y a le cyclone qui a duré un jour. Il reste le quotidien : des jours très longs.

Présence des spécialistes

La barque remonte le flux de la marée. Les rameurs peinent pour nous ramener d'une île où nous avons visité l'école créée par les Pères de la Sainte-Croix. Chacun d'eux est un spécialiste. Celui qui rame en tête a transformé la vie des pêcheurs par la création d'une coopérative. Celui-ci est un spécialiste des langues orientales.

Celui qui est célèbre dans tout le pays comme arboriculteur m'a montré ce qui était sa fierté : une plantation de papayers. Sur 600 arbres le cyclone en a épargné exactement quatre. Et il recommence à planter.

J'ai partagé leur repas de poissons dans leur très pauvre maisonnée. L'un est ici depuis vingt-cinq ans, l'autre depuis trente-sept ans...

En Europe, certains conférenciers ergotent actuellement sur le travail des missionnaires.

Il n'y aurait aucune présence de l'Évangile dans cette immense Asie sans la présence, sans le travail, sans l'abnégation silencieuse de ces admirables missionnaires. Il suffit de venir sur place pour se rendre à l'évidence. Et je le crierai sur tous les toits : cette présence dépasse toutes nos criticailleries...

Les troupeaux de touristes aveugles

Il y a des caravanes de touristes que les agences font transiter par Dacca. Ils logent dans l'unique hôtel à touristes. Ils visitent les magasins de souvenirs. Ils photographient les rickways : ce sont des milliers de pittoresques tricycles bariolés de couleurs vives avec fleurs et clochettes qui servent de « taxis ». Et les touristes repartent le lendemain sans avoir rien compris. S'ils étaient sortis à 4 heures du matin ils auraient dû se faufiler à travers les corps des conducteurs de rickways couchant à même la rue. S'ils s'étaient tant soit peu éloignés de l'hôtel, ils auraient découvert une des populations les plus sous-alimentées du globe.

Le soleil du printemps et le perpétuel sourire de ces enfants à la peau de bronze font un instant illusion, mais dès qu'on y regarde de près, on découvre des conditions de vie insoutenables. Je croyais avoir déjà touché du doigt en Amérique du Sud et en Afrique le fond de la misère humaine. Je me suis trompé : Nulle part au monde je n'avais jamais rencontré jusqu'ici un tel degré de pauvreté.

Jean RODHAIN

 

[1] Compagnie d’aviation Pakistanaise qui a le monopole des liaisons entre les deux Pakistan.

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