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Il n’y a pas que les milliards

24 octobre 2012
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"Il n’y a pas que les milliards", MSC, n° 266, octobre 1975, p. 3.

Il n’y a pas que les milliards

Dans ce compartiment de chemin de fer, la dame si jacassante est descendue au premier arrêt. Je respire. Me voici seul avec un voyageur type « cadre » qui annote un dossier posé sur ses genoux. Mon « cadre » est ingénieur en informatique et comme la question m’intéresse, je l’interroge allégrement. La conversation rebondit facilement jusqu’au moment où j’aborde la question du chômage dans sa profession. A cet instant le visage de mon vis-à-vis se fige et le dialogue se bloque brusquement. J’ai l’impression d’avoir fait une gaffe et je ne sais comment reprendre le fil. Quand on cause avec un inconnu il y a souvent ces instants de coupure où on craint d’avoir perdu la longueur d’onde adaptée. Non, ce n’est pas cela. Car tout à coup mon ingénieur bascule dans la confidence. Il est en chômage, lui, depuis 6 mois. Depuis six mois il cherche et ne trouve rien. Mais depuis six mois il joue une terrible comédie chez lui. S’il ne trouve rien, il faudra quitter son appartement au loyer trop lourd. Et cela il n’ose l’avouer à sa femme. Ses trois enfants sont en admiration devant lui : s’il portait l’étiquette de chômeur, il se croirait disqualifié devant eux. Alors chaque matin à l’heure du bureau il part exactement comme avant. Il assiège tous les services d’emploi. Il s’enferme avec un livre tantôt dans une bibliothèque, tantôt dans un café de banlieue : « Si je m’étais cassé une jambe, tout le monde m’aurait entouré et compris. Mais « chômeur » à mon âge et avec mes diplômes, je ne serai ni entouré, ni compris... »
Tout ceci m’était confié avec une froide précision comme le diagnostic d’un mal bien observé. Sans aucune plainte. Et je pensais avoir rencontré un cas exceptionnel. Or hier notre assistante sociale évoquait devant moi le cas de deux ouvriers d’un tissage qui continuaient chaque matin à préparer leur musette et à disparaître tout le jour pour que leurs enfants n’apprennent pas leur mise en chômage.
Vous estimez qu’il y a maintenant en France un million de chômeurs. Je calcule autrement : j’estime qu’il y a plusieurs millions de personnes ainsi atteintes, parce que je compte les membres de la famille du chômeur ...
On lit des statistiques sur le chômage. On se représente la chômeur remplissant des formulaires et percevant une allocation. Mais réalise-t-on l’ombre portée du chômage à l’intérieur même du foyer familial ? Je n’y avais pas songé avant cette rencontre.

Je n’y avais pas songé. C’est comme pour cet Africain qui par tous les temps, hiver comme été, balaie la rue devant ma porte. Il est évident qu’il y a pour lui un problème de santé, de salaire, de logement. Mais que devient son propre foyer ? Pendant combien d’années va-t-il rester ici avec son balai, loin de sa femme et ses enfants dans leur mechta de Kabylie ? Combien de ces lointaines familles sont-elles ainsi disloquées par cette immigration au service de travaux que nous refusons d’accomplir ? Vous estimez qu’il y a en France quatre millions d’étrangers. Permettez que je compte autrement et que j’additionne toutes les familles turques ou portugaises séparées par cette migration. Cela fait combien de millions d’hommes, de femmes et d’enfants concernés ? Combien ?

Dans ce département de moyenne importance, il n’y a qu’une seule maison d’arrêt. Capacité : 240 places. Donc au maximum 240 détenus. J’avoue que j’ai associé longtemps ce chiffre 240, avec ce département comme si je possédais une donnée précise de la situation. Il m’a fallu des années pour découvrir qu’au delà de ces 240 détenus logés, nourris, chauffés, il y avait leurs familles, avec chacune leurs problèmes de logement, de nourriture, de chauffage, leurs familles, chacune atteinte dans son budget ou sa réputation par une condamnation ou une prévention. Il ne s’agit plus seulement dans ce département de 240 unités bien définies. Ce n’est que peu à peu que j’ai appris à compter autrement.

J’ai voulu un jour calculer combien, dans l’Évangile, il y avait eu exactement de malades guéris. Avec un crayon et du papier quadrillé, en suivant verset par verset le Nouveau Testament, je suis bien arrivé à totaliser les diverses guérisons depuis la Galilée jusqu’à Jéricho. Mais en faisant cet exercice arithmétique, j’ai découvert que la plupart du temps, le paralytique ou le malade a été présenté au Christ par sa famille ou par son entourage. J’ai découvert, au-delà des chiffres, tout le tissu vivant de la communauté humaine.

Pour l’instant, on compte complaisamment les nouveaux milliards injectés dans les circuits de la nation. Tant mieux pour les chiffres de l’économie de demain. Mais je me méfie de ma fringale des chiffres. Je voudrais me souvenir que le malade est une charge pour sa famille. Le prisonnier aussi. Le chômeur aussi. Les statistiques sont toujours myopes, j’ai besoin d’apprendre à calculer autrement…

Jean RODHAIN

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