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"Les enjeux éthiques du prendre soin pendant la pandémie" : ce qu'en disent les personnels

P. Arnaud Alibert, titulaire de la chaire Jean Rodhain de l'Université catholique de Lyon

13 juin 2021
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Ce texte s’appuie sur les témoignages de professionnels, recueillis au cours du mois de mai 2021. qui ont tenu à rester anonymes. Deux directrices d’EHPAD, une à Lyon et une dans une ville moyenne  en région, une psychologue d’un EHPAD en banlieue de Lyon et une psychomotricienne en soins de séjour mi-long pour personnes âgées. Avant la rencontre, ces professionnelles ont reçu mes questions, de type ouvert, en vue d’une réflexion sur leurs émotions, les valeurs en œuvre au moment de l’action en différents moments, l’observation des modifications de comportements des personnels, des résidents et des familles et enfin les choix observés ou effectués dans le management des équipes. La conduite de l’entretien, entre 40 et 75 minutes, a donné lieu à d’autres développements. Notons que les personnes interrogées ne se sont jamais rencontrées dans le cadre du travail et sans doute dans la vie privée non plus. J’ai donc interprété leurs convergences  soit comme un élément consistant de la réalité, soit a minima comme  un signal faible intéressant à noter.

Si on définit l’éthique comme le chemin à emprunter quand la réalité résiste aux principes d’action et les oblige à revoir leur copie, alors, oui, l’épisode COVID dans les 4 structures pour lesquelles j’ai obtenu des entrevues ont fait preuve d’une démarche éthique.

Pour ces professionnelles, la question éthique ne s’est pas posée en tant que telle ; c’est le contexte général qui a été sujet à questionnement. Leurs habitudes ont été affectées jusque dans leur fondement, à savoir l’accord sur le projet, garantir à l’EHPAD ou au service son caractère de lieu de vie. La question est apparue dans toute sa crudité : qu’est-ce que vivre ? le traumatisme qui dure encore vient du fait que tous les personnels n’ont pas eu la même réponse professionnelle- je parle bien ici de réponse professionnelle à cette question et non de position métaphysique. Ainsi est apparu un clivage très accentué entre la parole médicale et la parole de la relation, si on peut entendre « parole médicale » au sens d’une parole qui regroupe les experts de l’ARS, les médecins et les cadres infirmiers et  si « parole de la relation » peut regrouper celle  des psychologues et autres intervenants soucieux de prendre soin avant tout des relations des résidents. Ce clivage était d’abord institutionnel, opposant d’un côté l’ARS, le ministère et plus généralement la puissance publique et de l’autre les équipes locales des établissements. Il était aussi personnel, chacune des personnes étant tiraillées entre les d’eux types d’injonction « à la vie ». Signe de ce qui fut parfois un déchirement intérieur les directrices interrogées qui, selon les circonstances, faisaient le jeu tour à tour des deux catégories, avec tout de même un tropisme pour la relation. Les familles ont-elles aussi oscillé. La psychomotricienne, pourtant professionnellement du côté médical,  est à compter parmi les défenseurs de la relation.

Il importe de bien repérer l’effet de loupe du questionnement et de la nouveauté. La réalité la plus basique et qui s’impose avant tout à l’observation est que les personnes en EHPAD ou dans les services ont été soignées et même choyées au mieux qu’il était possible de le faire. Les témoignages concordent pour dire qu’elles n’ont pas manqué d’amour. Les restrictions avec toutes les frustrations et même les blessures qu’elles ont occasionnées n’ont été que plus dures à supporter, justement parce qu’elles étaient en relief par rapport à un quotidien incomparablement plus doux et plein d’humanité. Ceci étant dit, l’analyse doit se focaliser sur ce qui a fait particulièrement problème pour en tirer les leçons.

Dans ce cadre, tous les témoignages relèvent l’impossible consensus, pourtant si prisé en temps normal.  Exemple, ce conseil donné « en chuchotant » (dixit) à une famille : « dans la chambre, faites ce que vous voulez, y compris la bise » ou bien cet aveu : « quand la cadre infirmière était partie, on ouvrait les portes » (d’ordinaire toutes fermées pour un isolement plus efficace contre le virus)  qui explique cet autre : « mon problème était d’être responsable du confinement avec lequel je n’étais pas d’accord, car j’étais partagé à la vue du prix à payer en termes de liberté pour protéger les résidents ». Tel résident adresse ce compliment à la psychomotricienne : « vous êtes la seule qui ne me parle pas à 3 mètres ». Interrogée sur le risque pris à s’approcher des personnes, celle-ci répond : « le danger n’est pas dans la compassion, ; le danger c’est de la perdre ! ». Comme pour lui donner raison, certains résidents d’un autre établissement protestaient : « je suis en prison », ce qui aux yeux de la directrice se comprenait. Le COVID avait subverti le lieu qui promettait d’être un lieu de vie en une prison. « J’ai dû prendre des décisions à l’encontre des recommandations des soins, pour sauver la Vie, car l’EHPAD est un lieu de vie au-delà d’être un lieu de soin. Il fallait entendre le désir de vie des résidents ! »

Passe encore le confinement en chambre. Une directrice avoue comme pour souligner que cette privation de relation n’était pas encore le fond du trou : « à elle s’est ajouté la sous-alimentation par perte d’envie des personnes… on a dû organiser l’atrocité ». Atrocité, ce mot ouvre une nouvelle page professionnelle : le travail devient-il à ce moment-là complicité avec le mal ou résistance contre celui-ci ? Les 4 personnes interrogées savent dire ce que leur esprit et leur cœur a voulu, mais restent très humbles sur l’évaluation de ce qui a été fait. Dans quel catégorie, catégorie ou résistance, faut-il ranger les semaines de confinement puis les 12 mois de restriction ?

Le jeu en valait-il la chandelle? Il est encore difficile de répondre, car le bilan est très mitigé. Bien sûr, l’épidémie a été évitée mais au final, dans aucune des 3 EHPAD il n’y a eu de forte  surmortalité sur l’année. A titre d’exemple, lors de la seconde vague, 77 cas de COVID dans une EHPAD et seulement 4 décès, pas plus que d’habitude. Aux dires de la professionnelle, les personnes décédées du COVID l’auraient été d’autres pathologies ou de l’usure du temps.

Pourtant, si la mort n’a pas plus frappé que d’habitude les résidents, elle s’est montrée sous un nouveau jour. Dans un EHPAD disposant d’une unité de soins intensifs- donc habitué à la survenue de la mort, la mort a été scénarisée : chaque décès a fait l’objet d’une communication dans l’établissement, « elle a été intégrée à sa vie ». Un autre EHPAD a organisé un aurevoir aux fenêtres puisque toute cérémonie était interdite. Pourquoi ? Pour montrer à tous que ces personnes décédées ne disparaissaient pas ! Comme s’il suffisait que la vraie vie ait elle-même disparue derrière des masques et des portes fermées. Que la mort, elle au moins, existe ! Nous sommes là face à ce que la psychologie appelle un retournement de stigmates dans une société qui depuis des années refuse la mort et dont la stratégie publique Anti-covid est un élément significatif.

Pour autant, au cours de la période, la mort n’est pas magnifiée. La révolte face à elle reprend ses droits quand on évoque les morts indirectes du COVID, autrement dit les morts consécutives aux mesures sanitaires anti-covid. De très nombreux syndromes de glissement (ensemble de symptômes montrant que la personne sans souhaiter mourir, se laisser aller vers cette issue : baisse de l’attention et de la présence, plus grande immobilité…)  liés à l’abandon des activités et des relations pendant le confinement ont été enregistrés, prémices à une surmortalité à venir ou bien à des fins de vie plus longtemps dégradées. Les professionnels se sont vus dans l’incapacité d’empêcher cela.

La presse s’est fait l’écho d’un débat sur la création d’un monument aux morts du COVID. Une directrice réagit : « Si c’est pour faire oublier les obsèques au rabais, non ! La seule chose à dire et à vouloir, c’est : plus jamais ça ». Cette question cache le problème de la reconnaissance des personnels de première ligne, qui ne faisaient pas l’objet des applaudissements de 20h00, dirigés vers le personnel soignant. Ils éprouvent une dette de reconnaissance, car lors de la première vague, l’idée de mourir du COVID, dont on savait peu de choses, en le contractant au travail était réelle. Sur le moment, ce personnel n’a pas protesté car l’heure était à l’action. C’est sans doute là une des caractéristiques majeures de la période : l’action a supplanté la parole et même

Le fantôme de Lévinas a plané dans les EHPAD et les services. Là où le philosophe développe une métaphysique du visage d’autrui, les praticiens ont opposé la double réalité de visage coupés en deux par les masques ou bien accessibles seulement par visio. Dilemme vital analyse la psychomotricienne : dans le cadre de pathologies cognitives, où les patients ont besoin de sollicitations pour vivre, le port du masque empêche la lecture du faciès et conduit à un isolement qui ouvre la possibilité du glissement vers la mort. Avant l’arrivée de masques inclusifs (transparents), certains ont scotché un sourire sur les masques préférant une expression postiche à aucune expression du tout. Pour remettre de la relation, les équipes ont multiplié les visio avec les familles et les coups de téléphones. Mais cela n’était qu’un emplâtre sur une jambe de bois, à l’image de ce témoignage de la psychologue : «  J’ai longtemps tenu le téléphone à l’oreille d’une personne très âgée en fin de vie, dans le coma, à laquelle sa fille parlait et lui racontait les petites joies de la vie pour lui être présente en ce moment-là. Or, cette personne s’était éteinte dans les premières minutes de la conversation. Au bout de 20 minutes j’ai proposé à la fille de considérer qu’elle pouvait laisser sa maman pour la matinée. Il a été décidé que le  personnel laisse passer une demi-heure avant de prévenir la famille du décès de la dame. Pieux mensonge pour donner un semblant de vérité humaine à cette situation surréaliste ». Autre illustration de la violence ressentie par la coupure des relations : au bout de quelques semaines de relation par téléphone ou visio, certains résidents ont arraché les téléphones du mur de leurs chambres. Plusieurs cas ont été relevés, comme pour dire  que rien ne remplace la vraie relation, en particulier chez les résidents en souffrance cognitive.

Ce fait, dévoilé avec pudeur, exprime l’extrême de la situation vécue : l’absence de vraie relation est apparue à ce point un danger que les résidents en ont supprimé le signe. L’extrême isolement a-t-il pour autant été voulu ou anticipé par les autorités ? Rien ne permet de le dire mais cela a ajouté au trouble : dans cette situation d’urgence, la norme sociale, administrative, publique s’est mise à flotter ne laissant aucun confort aux praticiens pour des moments où l’appliquer en toute quiétude ; ils ont été sans cesse mis en demeure de la fixer. Comment aménager une visite quand le fils dentiste de 60 ans, pourtant au fait des éléments scientifiques, refuse la visite à sa mère de 95 ans, même avec toutes les précautions ?

Plus troublant encore, ce constat des personnels que les médiations habituelles avaient disparue. « Les réunions du staff sont devenues uniquement techniques. » Le langage avait changé ; la psychologue remarque : « il n’était plus possible de faire le petit jeu des figurines pour dire la météo intérieure » quand la psychomotricienne constate : pendant toute la période, il n’y a pas eu de conflits entre les membres des équipes. L’explication ? Une directrice ose : « on fonctionnait à l’adrénaline » ; la psy laisse penser que chacun a fonctionné sur un mode de retrait pour s’exposer le moins possible, chacun étant à vif. En témoigne la relative mansuétude de ceux qui ont fait le choix de continuer à travailler quand d’autres personnels, peu nombreux certes, ont pratiqué le retrait et sont restés chez eux. La psychomotricienne analyse « chacun a fait ce qu’il a pu avec ses peurs » et le médecin concède « c’était quand-même un peu lâche de rester chez soi ». Faut-il comparer cela à de la désertion en temps de guerre, puis que le Président a qualifié ainsi la lutte contre le virus. « Cela n’a rien à voir ! » ponctue le docteur.

La parole politique, à laquelle tout le monde a été attentif, a-t-elle manqué sa cible et a-t-elle entretenu la confusion là où la clarification était attendue ? On pourrait trouver dans la pensée de Mickaël Walzer, philosophe américain, un schéma explicatif du trouble lié au mélange des genres. Cet auteur  théorise en effet un concept de justice locale où la justice est assurée par un critère du juste relatif à un bien à distribuer particulier. Par exemple, le critère de la priorité du besoin dans la distribution des soins médicaux, celui de la priorité des résultats dans la distribution des places lors d’un concours, ou encore celui de la priorité du mérite pour les avancements, etc… Par analogie, on pourrait alors remarquer que dans ce temps de COVID, pendant plusieurs semaines, la parole médicale n’est pas restée dans sa sphère ; l’autorité médicale qui prévaut pour les traitements s’est vu étendre son champ de compétence et est devenue parole normative pour des questions relevant de la discipline courante, de la gestion des relations, de la bonne distance entre les individus, etc… Cette hubris médicale a eu des conséquences très pratiques sur le terrain, comme nous l’avons vu. Certains éditorialistes ont relayé l’idée de la dictature des blouses blanches ; au-delà de la caricature, c’est bien l’ordre axiologique des institutions qui a été touché, ce qui, par effet de rebond, doit nous interroger sur le contrat social qui nous unit.

Les personnels ont vécu en fait  le paradoxe d’une prolifération de normes dans une certaine anarchie généralisée où chacun a finalement été rendu à lui-même. Ce n’est pas seulement un inconfort qui a été vécu mais une expérience traumatique qui a interrogé la nature et le sens de la communauté professionnelle d’abord, nationale ensuite. Peut-on aller plus loin dans l’analyse ? Il est frappant de voir que le sens de toute cette période est suspendu. La question posée à notre groupe si elle n’est pas prématurée méritera d’être réexaminée plus tard. Il semble bien que ce soit l’avenir qui donnera le complément de sens qui semble échapper aujourd’hui aux acteurs. Telle directrice assure : « diriger une EHPAD est un métier de sens ; je ne cherche pas de sens à mon travail, car le sens est là : faire passer la vie ». C’est peu  dire que l’épisode du COVID a occulté cette évidence. Aujourd’hui, la tension est extrême entre un passé fantasmé où « l’EHPAD sans COVID est un monde merveilleux », dixit cette directrice, et la possibilité de continuer à vivre longtemps (« encore 4 ans  avec le COVID », prévoit-elle). Quant à un 3ème confinement… « comment on le vivrait ? s’interroge une directrice. Désespérés, car ce n’est pas la vie !»

Sur quel chemin et à quel pas avancer après ce dernier constat ? Puisqu’une troisième période de restrictions (confinement, couvre-feu, …) ne peut être exclue, ne sommes-nous pas appelés à nous tenir auprès de ces personnels, des résidents et de leur famille pour inventer les moyens compatibles avec la lutte anti-COVID d’une charité en acte qui fasse droit à la vie ?

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