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Marion Muller-Colard partage ses réflexions et convictions sur le politique

Article paru le 2 mars 2017 sur le site de l'Eglise catholique en France

10 avril 2017
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Qu’est-ce qui vous donne envie de contribuer au débat politique ?

La politique n’est ni mon thème de recherche ni mon sujet d’étude. Quand l’élu Jo Spiegel me confie qu’il veut insuffler de la transcendance dans le monde politique, au départ, je pense qu’il sonne à la mauvaise porte. « Spiegel » en allemand signifie « le miroir ». Cette amorce de rencontre m’a renvoyée à une question, devenue un peu obsédante : « Est-ce que je mets assez de politique dans ma vie de chrétienne ? »

Ce qui est intéressant pour moi, c’est d’adopter une position de surplomb, de travailler plutôt dans des zones qui touchent à l’anthropologie – sans rapport avec les échéances électorales de 2017. Les évêques de France le soulignent bien : il y a une différence à faire entre « le politique » et « les politiques », entre l’essence même de la pensée politique et le monde politique, tel qu’il s’agite aujourd’hui et tel que nous nous agitons avec lui, en nous laissant prendre au piège. Le politique est plus à vif aujourd’hui qu’il ne l’a été depuis le début de l’humanité. Les enjeux électoraux qui nous occupent ne sont qu’une partie émergée de l’iceberg de la démocratie. J’ai été aussi interpellée par rapport à ma vie de chrétienne, par rapport aux problématiques religieuses qu’on peut rencontrer aujourd’hui. Est-ce qu’être chrétien signifie aller à la messe ou au culte le dimanche et le reste du temps… se laver les mains de tout ce qui se vit dans le monde ? Etre citoyen, est-ce aller voter une fois tous les 5 ans et le reste du temps… râler parce qu’on n’a pas choisi la bonne personne ou que notre candidat n’a pas été élu et donc faire la tête pendant 5 ans ?

Pour moi, la vie de foi et la politique ont un défaut en commun : celui de la délégation. L’esprit de la Réforme, c’est abolir la médiation systématique entre Dieu et l’homme. Le lien est direct entre chaque être humain et Dieu. Je pense que la démocratie, c’est aussi essayer de réduire les hiérarchisations et que le pouvoir se partage. Ce n’est pas quelque chose qu’on s’accapare. Si j’accepte de parler, c’est plus spécifiquement en tant que protestante. Cette année électorale tombe pendant la commémoration des 500 ans de la Réforme. Je pense sincèrement que l’esprit du protestantisme a quelque chose à dire dans cette névrose médiatico-électorale qui pourrait nous hypnotiser en nous faisant croire que là est tout l’enjeu.

Quel sens donner à son vote ?

Lors de la Conférence aux Bernardins, cette question a été posée par l’auditoire. Je ressens cette angoisse avec l’échéance qui approche. Ce qui desserre l’étreinte, c’est de reprendre conscience du sens que l’on souhaite donner à ce vote – pour moi, faire barrage. Je ne crois plus en l’homme providentiel. Je n’attends pas cet homme en Eglise donc je ne l’attends pas plus en politique. La parole du pouvoir dans l’Evangile est celle d’un Dieu qui se fait enfant. Cela invite à envisager la parole autrement et le pouvoir sous l’angle de la vulnérabilité et du partage. La dignité humaine, c’est cette capacité à se savoir vulnérable, à l’intégrer à notre condition et à la garder en conscience dans notre rapport à l’autre. Quand Dieu fait homme dit : « Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis » (Jean 15, 15), c’est vraiment la sortie du système religieux écrasant. Ce que le christianisme n’a pas compris. Pour moi, la hiérarchie est aberrante aux yeux de l’Evangile. On est dans une horizontalité inédite par rapport à l’esprit archaïque religieux de l’humain qui a besoin de projeter hors de lui le pouvoir d’avoir un Dieu « papa » qui dicte ce qui est bien et mal.

Tout à coup, on a un Dieu « coopératif ». Ce modèle spirituel, hérité de l’Evangile, pourrait être inspirant pour une réforme du modèle politique. Je pense à la municipalité de Saillans (Drôme), petit village de 1.300 habitants, où une liste coopérative collégiale a été élue aux municipales en 2014. Ils avaient décidé de coopter leur maire. Vincent Beillard n’est pas allé chercher le pouvoir : on lui a donné. Cette inversion du rapport au pouvoir est inspirante. C’est subversif au sens évangélique du terme : on accepte que les choses prennent du temps, de se laisser déranger par l’autre, de perdre le contrôle parce qu’on fait des réunions à 200… L’autoritarisme fonctionne très bien à très court terme mais il épuise la cohésion sociale. Les Français sont restés dans ce désir monarchique, dans l’attente d’un « sauveur ». Il n’y a pas de « sauveur » parmi les candidats de 2017 ! Ce qui ne signifie pas que tous se valent.

Pour vous, quelle est la responsabilité des chrétiens dans la société?

Je vais faire une réponse très protestante… Dans l’absolu, je ne sais ni ce que sont les valeurs chrétiennes ni ce que peut être la responsabilité du chrétien. Un chrétien dans l’absolu, je ne sais pas ce que c’est. J’ai des textes qui dessinent la silhouette de quelqu’un qui m’impressionne énormément, en qui je crois, à titre intime et personnel – ce qui relève de la sphère privée – mais dont je pense que les paroles sont inspirantes dans une multitude de domaines de la vie humaine : Jésus de Nazareth.

Le principe protestant « Sola Scriptura » (« l’Écriture seule ») ne permet pas de toucher à l’Evangile mais offre une grande liberté d’interprétation. Je me l’octroie pour savoir comment ces textes résonnent aujourd’hui. Une chose me marque énormément dans l’Evangile : c’est l’affirmation de la liberté intrinsèque de chaque individu offerte par Jésus et en même temps, cette énorme difficulté pour l’individu à l’accepter. C’est extrêmement bien retraduit dans Les Frères Kamarazov de Dostoïevski, quand le Grand Inquisiteur interpelle Jésus sur cette liberté dont personne ne voulait. Ce passage creuse jusqu’au fond du coeur de l’homme qui s’est vu offrir cette liberté et qui l’a refusée. Pour moi, cette interpellation continue d’être vraie aujourd’hui. Le modèle anthropologique proposé par l’Evangile est contre-intuitif. Cela expliquerait pourquoi l’Eglise a eu autant de mal à s’approprier le message de l’Evangile et a reconstruit de l’autoritarisme, de la hiérarchie, du pouvoir et cette distinction entre « le bas-peuple » et « les éclairés ». C’est très franco-français : nous continuons à le reproduire avec les élites. L’Evangile est un encouragement à ne pas abandonner cette foi que Dieu a eu en l’homme, en nous croyant capables de devenir des sujets à part entière.

Je suis très inspirée par les récits de guérison dans l’Evangile, comme celle de l’aveugle de Bethesda (Marc 8, 22-26). Quelle est la dynamique relationnelle entre Jésus et la personne qu’il guérit ? Jésus s’appuie sur l’élan et le désir de la personne, sur le noyau dur de l’être qu’il rencontre. Ce faisant, il le révèle. La guérison, pour moi, est là. C’est une rencontre avec quelqu’un qui sait où est votre ADN spirituel et existentiel. Alors Jésus peut dire : «Lève-toi et marche».

Je crois que si notre société parvenait à élever des sujets plutôt qu’à fabriquer des individus, nous aurions moins de difficultés à tous les niveaux – politique, économique, social. La responsabilité chrétienne est là : nous possédons un héritage magnifique de textes qui nous éclairent sur les tiraillements humains et sur la possibilité d’être libérés des chaînes qui nous infantilisent. L’inversion du rapport religieux par l’Evangile est totale. Exit la question : « Comment crois-tu en Dieu ?» au profit de l’affirmation que Dieu croit suffisamment en chacun de nous pour savoir qu’il ou elle peut se tenir debout. On peut être témoin d’une transformation intérieure – même si les tiraillements se feront toujours sentir- ce qui conduit à l’humilité et à l’affirmation tranquille de soi, qui fait qu’on a peut-être moins peur.

Qu’observez-vous autour de la question des migrants et des réfugiés ?

J’ai été invitée à écrire un texte par « Le cri des Strasbourg », un collectif mobilisé autour de la question des réfugiés. Je venais de finir de lire Les irremplaçables de Cynthia Fleury (Gallimard, 2015), qui m’a beaucoup marquée. Elle exprime en termes philosophiques ce que je viens d’expliquer. Ce qui m’intéresse, c’est de voir que cette conviction, qui me vient de l’Evangile, est traduite en des termes totalement laïcs. Elle pointe que la démocratie ne peut se faire que si elle a conscience de mettre en relations des « irremplaçables ». Dans mon cri, le leitmotiv est : « Rassurez-vous, vous êtes irremplaçables. On pourra accueillir autant de réfugiés qu’on voudra, personne ne prendra votre place. Personne ne peut vous déloger de votre identité ».

Cette énorme difficulté à ouvrir la porte est révélatrice de problème de fondements. Quand on a une maison bien construite, on peut ouvrir sa porte. A mon avis, cette difficulté est liée au fait que les gens ne savent même plus où est la porte, parce qu’ils n’ont pas de maison intérieure. Ceux à qui cela fait le plus peur ne sont pas ceux qui ont des difficultés matérielles – bizarrement. « Quand vous aurez compris que vous êtes irremplaçables, vous n’aurez plus peur d’ouvrir votre porte et de dire à celui qui entre qu’il est aussi irremplaçable ». Ce qui est en train de se passer autour de la question migratoire et des réfugiés est très intéressant. Quand je vais puiser dans l’Evangile, d’autres concitoyens avancent des valeurs laïques. Ce qui m’importe, c’est que ces principes essentiels de l’Evangile puissent déborder du cadre confessionnel. Si l’Eglise meurt, je m’en fiche! En revanche, l’Evangile, lui, ne mourra pas. Il est vivant parce que certains, sans croire en rien ni en personne, vont s’investir dans un mouvement comme celui-ci.

Est-ce que les chrétiens ont quelque chose à apporter au Bien commun, au vivre ensemble ?

Oui, mais c’est de l’ordre de la résistance. Il en coûte énormément parce que cela implique de nager à contre-courant d’une société qui nous oppresse, dans l’urgence en permanence. Jo Spiegel dit que la démocratie est lente. Il nous faut peut-être accepter que ce qui est en germe aujourd’hui ne produise pas son fruit dans l’immédiat. Serons-nous une génération sacrifiée ? Nous sommes entre deux systèmes, sur la faille entre deux plaques, pris dans une tectonique qui nous broie. C’est très anxiogène et on ne voit pas encore ce qu’il y aura après mais il faut nous investir. Pour un chrétien, le principe de vie dépasse notre seule existence. Les convictions que nous mettons en œuvre aujourd’hui nous poussent à espérer que les fruits viendront plus tard. Dieu compte sur nous, même si nous ne sommes pas à sa place et qu’il nous manque la vision globale des choses.

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