L'audience muette
Jean Rodhain, « L'audience muette », Messages du Secours Catholique, n° 13, septembre-octobre 1950, p. 1.
L'audience muette
Dans cette Rome de septembre qui bout comme un encensoir trop rempli, le bruit se répand que chaque soir le château papal de Castel‑Gandolfo s'ouvre sans bulletin ni protocole, exactement comme le Palais des Papes en Avignon dans les contes d'Alphonse Daudet.
Pour le pèlerin qu'effraye le tumulte des audiences collectives à 70.000 invités, c'est une aubaine. Ce n'est encore qu'une confidence. Les agences ne le savent pas, ou bien cela n'entre pas dans leurs tours tarifés. Mais cette confidence se murmure partout et, deux heures après son arrivée, le dernier des pèlerins français est exactement au courant.
Filons donc vers la voie Appienne et ses tombeaux romantiques. Hélas ! un automate en coutil blanc vous canalise vers une voie Appienne perfectionnée. C'est devenu un couloir d'un goudron impeccable entre deux murailles de réclames où l'Italie a réussi à dépasser Chicago en grotesque.
Ce cauchemar cesse enfin au moment où la route redevenue honnête atteint les premiers balcons des Monts Albins. Ici vous découvrez une plaine du Tibre, veloutée comme un jardin sous la brume, avec au fond une Rome scintillante dans un soleil qui hésite à disparaître.
Trois ruelles tordues traversent ce Castel‑Gandolfo, endimanché tout l'été, pour vous découvrir brusquement la porte du château pontifical.
Ici les gardes suisses n'ont plus, comme au Vatican, leurs refus perpétuels, nécessaires, et stupides. Au lieu de garder les portes, ils semblent enfin là pour les ouvrir. On entre comme on veut. Et la petite cour se remplit à la bonne franquette. C'est vraiment un palais d'Avignon en vacances.
Quelques blocs de pèlerins calmes avec des abbés trop affairés. Beaucoup de paysans des environs. Mais voici un trio étonnant. Trois pèlerins de Calabre certainement : le vieux curé parcheminé entre deux vieux paysans. Elle, est enveloppée dans une couverture puce qui lui fait un manteau si usé que l'on cherche les trous sans les trouver. Ils ne savent ni lire, ni écrire : cela se voit tout de suite. Mais ces visages noirs comme des olives recuites ont de tels regards limpides que la foule s'écarte d'instinct devant ces trois justes qui s'avancent.
Une douzaine d'orphelines napolitaines habillées d'un bleu céleste et gazouillant en mi bémol surgissent d'on ne sait où : un prélat américain s'étonne tout de même et interroge : « Ce sont des angelots qui viennent de tomber directement du ciel, lui répond froidement un prêtre français. » C'est tellement vraisemblable que l'Américain ahuri n'ose pas les photographier.
Mais soudain tout bruit s'éteint : une fenêtre s'est ouverte. Et à l'émotion de deviner celui qui va paraître s'ajoute une déception. Une voix de sacristain poli prévient la petite foule qu'en raison d'une laryngite, ce soir, c'est sans parler que le Pape va paraître.
Et ici l'extraordinaire s'accomplit. Pendant dix minutes, avec un sens extraordinaire du geste et du sourire, avec ses mains, avec ses bras, une silhouette blanche dialogue avec cette foule. A chaque acclamation, à chaque mouvement du petit troupeau, là‑haut sur le balcon, le Pape répond d'un geste exact. Il provoque de même la conversation et ce n'est qu'à l'instant de disparaître qu'un filet de voix imperceptible confiera au microphone la formule latine de la Bénédiction.
Audience muette. Pas un mot. Il n'y eut ni trompette d'argent, ni télévision. Il n'y a même pas eu une parole prononcée. Mais jamais peut‑être audience ne m'a laissé pareille impression. C'était véritablement le Père et ses enfants, et le Père bénissant ses enfants. C'était grand, parce que c'était simple.
* * *
Souvenez‑vous de l'an dernier. En avez‑vous entendu assez de ces prophètes au petit stylo, doseurs de statistiques, spécialistes de soi‑disant études sociales, contacteurs (disent‑ils), de la masse et du peuple, nous annoncer que la période des pèlerinages était révolue, et que cette Année Sainte ne verrait à Rome que ces archibourgeois (qui n'existent d'ailleurs que dans leur imagination).
Hé, hé, qu'ils viennent, et qu'ils comptent, et qu'ils vérifient maintenant le nombre de « congés payés » qui partis d'authentiques usines sont allés tout bonnement à Rome cet été.
Au moment où les journaux leur délayent inlassablement les mêmes visqueuses pauvretés, au moment où les actualités de l'écran montrent officiellement ‑ même aux moins de 16 ans ‑ comment avec des lance‑flammes on « nettoye » les ennemis en Corée, le peuple, le peuple authentique et véritable cherche des gestes authentiques et vrais. Celui d'un Pape, ‑ même muet d'une laryngite ‑ bénissant ses enfants leur rappelle, en silence, que ces enfants sont donc des frères. Ce geste a bien plus de répercussions que ne l'imaginent nos spéculateurs sans imagination, justement parce que le peuple cherche, et attend un geste paternel.
Ce soir‑là, dans un coin de la petite tour du château de Castel‑Gandolfo, quarante présidents diocésains du Secours Catholique étaient muets, eux aussi, derrière les paysans de Calabre. Venus à Rome pour les journées Internationales de la Charité, ils savaient la manière dont ce Pape muet leur avait fait comprendre la veille, par un texte, l'importance des Secours Catholiques enfin coordonnés et amplifiés.
C'est pourquoi, unis avec toute la grande famille des lecteurs de ces « Messages », ce message muet de Castel‑Gandolfo leur parlait d'une manière si directe...
Abbé Jean RODHAIN.