L’inventeur tombé dans son puits
Jean RODHAIN, "L’inventeur tombé dans son puits", Messages du Secours Catholique, n° 19, septembre 1951, p. 1.
L’inventeur tombé dans son puits
ALFRICOBUS vient d’installer dans tout son immeuble le chauffage central, et qui mieux est, avec mazout. Un seul robinet à régler : c’est une merveille de simplicité. C’est une merveille d’équilibre aussi : à chaque étage, un thermostat exact répartit entre les locataires une juste mesure de calories homogènes.
Alfricobus jubile, s’extasie et triomphe. Il interpelle tous ses voisins. A t on idée, en ce siècle, de rêver à d’autres pensées qu’au mazout roi ? Voici, dit il, l’Institution idéale. Dans cette humanité planétaire, le génie moderne a enfin atteint une forme achevée. Cet hiver pour mes locataires est un paradis. Fini le Moyen Age avec ses cheminées désuètes, ses corvées de bois humiliantes pour la dignité de la personne humaine, ses inégalités criantes entre la flambée somptueuse du château et l’âtre du manant. Le mazout désormais équilibre la société. Hors du mazout, plus de salut.
Quelques locataires, toutefois, ne réalisent pas encore leur bonheur. Par exemple, Anxiatus, le locataire du 3ème, quoique bien chauffé, s’est inquiété pour sa Jacqueline qui a 39°5 avec sa coqueluche. Alfricobus s’empresse de le consoler par une exhortation sur le mazout.
Migrainus, le locataire du 6ème, vient de rater son examen. Il sollicite d’Alfricobus un appui pour un emploi ; il obtient une brochure sur le mazout.
Cigalus, celui du rez de chaussée, n’avait pas prévu quelques fredaines de sa fille, malgré la température si bien tempérée, et le voici sollicitant d’Alfricobus un emprunt. C’est une algarade qu’il reçoit : le mazout régulier, le mazout moelleux, le mazout réparti n’irrigue t il pas providentiellement le moindre recoin de ses chambres, et ses calories calibrées ne vont elles pas baigner jusqu’aux derniers plis de son cerveau de locataire prévoyant comme la fourmi mazoutienne ? L’époque de l’entraide est périmée. Pas d’emprunt.
Il faut toutefois reconnaître qu’un locataire ne fut jamais importuné par l’éloquence d’Alfricobus : c’est Ignota, logée sous les combles. Les combles étant chauffés rationnellement, Ignota jouissait donc de la chaleur intégrale. Mais son propriétaire satisfait ne pût jamais lui expliquer les beautés de la vie ainsi perfectionnée, car lgnota ne pouvait venir l’écouter. Ignota étant depuis vingt ans paralytique.
Cigalus l’imprévoyant, vous n’aviez pas encore compris que le Moyen Age est dépassé ? Et vous Anxiatus retardataire, et vous Migrainus malchanceux vous ne réalisez pas encore l’ère nouvelle dons laquelle vous nagez ?
Alfricobus et ses dix locataires ont le mazout, donc la Mappemonde doit être à l’aise.
Voilà une fable un peu forcée, me direz vous. La manie d’Alfricobus obsédé d’un détail, au point d’oublier l’ensemble, le couvre de ridicule. Il est inoffensif. On rira de lui, c’est tout.
Holà, ne rions pas si vite. Quand Alfricobus exerce sa manie sur une technique, l’exagération crève les yeux. Quand il joue avec une idée, l’erreur ne paraît point à tous, car rien n’est facile comme de se piper de mots pour glisser une idée fausse. A force de « creuser une idée », on s’y enfonce comme dans un puits. Ça limite l’horizon...
Alfricobus technicien m’amuse, mais je crains Alfricobus comme le feu dès qu’il se met à réformer la société et à « adapter l’Évangile ». Cet Alfricobus existe aujourd’hui à des milliers d’exemplaires.
Ayant découvert le téléphone, le frigidaire et quelques lois sociales, nos Alfricobus se calfeutrent entre trois brochures définitives et enseignent le décès de la charité, désormais inutile, puisque la justice sociale irrigue chacun d’un secours exactement réparti.
La justice sociale, suscitée par la charité de chacun, est opportune. Il faut la propager, car elle est encore hélas, trop localisée dans quelques pays et justement les moins peuplés. Il faut en imprégner les institutions.
Mais ce serait lui rendre le plus mauvais des services que d’en faire le remède omnibus, dispensant chacun d’un effort personnel.
Car le spectacle des misères actuelles sinistrés de Corée enfants de Grèce ou de Bethléem détresse cachée à 50 mètres de chez vous, oblige à venir crier à l’oreille de chacun « la misère est partout ». Car chacun doucement s’y habitue si on ne le réveille point.
Et surtout, dès qu’il s’agit de juste mesure, la mesure risque d’être jaugée à l’aune sociale du moment. L’opinion admet aujourd’hui que l’on aide celui ci. Mais tel autre individu, ou tel autre pays est impopulaire pour l’instant : qu’on l’exclue donc aussitôt.
La Charité seule ne fait exception de personne et donne sans questionner sur la race ou la religion. Elle dépasse la justice après l’avoir précédée...
Elle forme l’homme, tandis que les techniques ne modèlent que sa surface. Plus que cent journaux et vingt films, la privation que l’on apprend à l’enfant pour aider son voisin, forme cet enfant. La charité est irremplaçable.
Le Secours Catholique réagit et violemment contre trop d’Alfricobus qui nous endormiraient en effaçant la personnelle, l’humble et matérielle charité. Ce terme de charité, si curieusement escamoté, comme si quelque venin marxiste était venu imprégner tant de rapports, conférences, méthodes, recettes que l’on distribue surabondamment en ces temps, même en chrétienté.
Traitez moi de réactionnaire. Je veux bien. En ces temps d’avions à réaction, c’est une forme de progrès que de savoir encore réagir.
Évangile pas mort. J’y crois encore.
Mgr Jean RODHAIN.