Ce bienheureux en savates
Jean RODHAIN, « Ce bienheureux en savates », Messages du Secours Catholique, n° 25, août-septembre 1952, p. 1.
Ce bienheureux en savates
Je viens de voir les fouilles du tombeau de saint Pierre.
A Rome, le public est admis à visiter seulement les « grottes vaticanes » qui sont en réalité la crypte de la Basilique actuelle, crypte située à peu près au niveau de la Basilique primitive construite par l'empereur Constantin sur la tombe du premier pape. Parmi les dalles de cette crypte, quelques grilles laissent entrevoir un étage inférieur, un étage interdit : ce sont les fouilles entreprises depuis dix ans déjà avec l'espoir de retrouver la tombe de Pierre.
Une porte entrouverte, une autorisation bienveillante et le plus qualifié des guides m'ont donné le privilège de tout visiter.
Une étroite galerie de mine se glisse sous les fondations massives de briques établies par Constantin pour pénétrer dans le vallon remblayé encore occupé par une immense nécropole aujourd'hui dégagée. La terre a conservé ici aux fresques une fraîcheur de coloris que l'air et le soleil ont atténuée à Pompéi. Un long dédale découvre une admirable série de monuments funèbres intacts du premier siècle : sarcophages de marbre admirablement sculptés, urnes funéraires, inscriptions. Il s'agit de familles romaines de classe aisée.
Au terme d'un cheminement que les premiers chrétiens ont dû parcourir en pèlerins, voici le lieu où convergent toutes les probabilités : une stèle que les archéologues expliqueront. Car je reviens de ce lieu, incapable de faire leur travail et de mesurer les dimensions et les preuves. Mais j'en reviens bouleversé d'avoir constaté, d'avoir vu la première évidence : cette nécropole est totalement païenne. Une seule tombe postérieure d'un chrétien dont l'épitaphe rappelle qu'il a voulu être enterré "près du cirque", marquant ainsi que le martyre de Pierre au cirque de Néron devint vite un but de dévotion.
Ainsi, à vingt mètres au‑dessous de cette Basilique où les foules actuelles acclament unanimement le Pape de 1952, le premier pape a été inhumé seul dans un cimetière païen. Et ce cadavre enfoui était celui d'un condamné à mort. D'après ce qui se passe de nos jours pour les obsèques d'un condamné à mort, d'après le silence des journaux distingués au sujet de ses obsèques, on devine quelles ont pu être les conditions de la première sépulture de saint Pierre, ce supplicié, cet étranger, cet Oriental...
Seul dans un cimetière païen... Cela marque le premier travail des premiers chrétiens.
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Si nous avions vécu alors, si nous avions été de ces Romains « comme il faut » comment aurions‑nous réagi devant le convoi bref de ce supplicié, de cet étranger, de cet Oriental...
Dans trois mille ans les enfants du catéchisme invoqueront avec nos saints du passé, la Jeanne d'Arc chinoise et le saint Vincent de Paul hindou du XXème siècle. Ils sont peut-être nos contemporains inconnus. Ce réfugié hongrois en savates que vous n'oseriez pas prendre en auto‑stop sera peut-être invoqué après‑demain, comme nous invoquons les bienheureux du XVIIème siècle. Nos yeux sont‑ils meilleurs que ceux des Romains de l'an 52, et notre regard civilisé regarde‑t‑il la mappemonde avec le regard du technicien qui calcule le progrès de l'avion la ceinturant en vingt-sept heures, ou bien, avec le regard du Christ, n'y voyant qu'un seul troupeau.
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Pendant que quelques asthmatiques mesurent avec des bouts de ficelle l'équilibre des oeuvres de leur quartier, voici que le récent Secours Catholique du Japon vient d'adhérer à l'Internationale de la Charité. La roue tourne, le temps passe, la charité presse.
Saint Pierre, bousculez un peu nos routines !
Mgr J. RODHAIN.