Jean RODHAIN, « Lettre aux 40 % », Messages du Secours Catholique, n° 155, septembre 1965, p. 1.

Lettre aux 40 %

Un quotidien annonçait récemment que 40 % des abonnés de « Messages » étaient des « non-pratiquants ».

Depuis cet article, de différents côtés on s'étonne de ce chiffre et on nous interroge sur ce pourcentage.

Je me méfie des statistiques en général, et surtout de celles qui prétendent ausculter le domaine indéchiffrable des relations d'un humain avec le divin. Après 40 années de prêtrise je deviens de plus en plus réservé lorsqu'il s'agit de classer les âmes par catégories. Je me hérisse exactement comme le hérisson, dès que je rencontre un soi-disant spécialiste de sociologie religieuse muni d'une règle à calcul en acier inoxydable.

Ces spécialistes de classement paroissial, s'ils avaient eu à dresser la liste des militants de première classe dans le diocèse de Tarbes en 1858, à quel rang auraient-ils placé cette gamine illettrée, dernière au catéchisme et qui s'appelait Bernadette Soubirous ?

Mais enfin puisque des centaines de questions nous sont posées au sujet de ces 40%, j'aborde, pour une fois, ce problème.

Le Curé de Cucugnan arrivant au ciel fut terrorisé de ne découvrir dans les fichiers célestes aucun Cucugnanais

Le 106 de la rue du Bac n'a absolument rien de céleste. Mais parfois un bon curé visitant nos services parvient jusqu'au fichier central des 692.000 abonnés de « Messages ». Alors quelquefois il demande à jeter un coup d'œil sur la liste de ses propres paroissiens abonnés. Or ici, je suis témoin et je puis donner un chiffre. Neuf fois sur dix le bon curé après un rapide coup d'œil se retourne stupéfait pour s'écrier : « Mais ce sont tous des inconnus ». Aussitôt mon impertinent adjoint Sidoine réplique : « Ils existent, puisqu'ils payent ».

Sidoine, comme chacun sait, a des vues fort courtes. L'exactitude à expédier un mandat annuel prouve l'existence d'un expéditeur. Elle n'explique pas sa fidélité. Que s'est-il passé ?

Certains bouleversés par la catastrophe de Fréjus ou de Skopje, ont donné, puis ayant vérifié l'exact emploi des fonds, sont restés fidèles.

Certains connaissant le problème de la faim ont estimé valable la solution des Micro-Réalisations et se sont attachés à en suivre régulièrement le développement. Mais les uns et les autres ne fréquentent pas forcément l'église paroissiale. Certains nous écrivent, d'autres au hasard d'un voyage exposent leur problème. Cela fait des milliers de confidences. Les uns ignorent tout de l'Évangile. Les autres sont enfermés dans une crise de conscience inextricable. D'autres se déclarent éloignés de tout problème religieux. D'autres posent des questions.

C'est un fait actuellement évident : la proportion de nos abonnés non pratiquants augmente sans cesse. Sur une carte de la France coloriée par indice de pratique religieuse, c'est dans les régions dites paganisées que nous avons le plus fort indice d'abonnés...

Quand enfant j'allais au catéchisme paroissial, j'avais appris que « hors de l'Église il n'y avait pas de salut ». Et je m'imaginais - d'une manière enfantine - qu'en dehors de nous, catholiques romains privilégiés, il y avait une masse d'hérétiques, de schismatiques et de païens voués aux ténèbres éternelles. Il a fallu le Concile, avec la présence de nos frères séparés. Il a fallu le Pape à Bombay avec son discours sur les valeurs des religions hindoues, pour que je devine que le Peuple de Dieu débordait des frontières visibles de l'Église. J'avais du mal à comprendre ce qu'on m'expliquait il y a 50 ans. Il se pourrait d'ailleurs que je ne sois pas le seul à devoir réviser ce qu'il avait appris dans son enfance. Chez les ingénieurs on appelle cela un recyclage. D'accord, recyclons-nous...

Pierre est indiscutablement le premier Pape. J'imagine qu'avec Jacques le plus vénérable, et avec Jean le plus fidèle, ils ont dû ressentir tous les trois un petit choc au cœur lorsqu'ils ont été devancés par cet inconnu, ce Joseph d'Arimathie qui s'avance, réclame de Pilate le corps du Seigneur, l'exige, l'obtient, et lui fait la charité de lui offrir son propre tombeau. Car ce Joseph d'Arimathie ne figurait pas au fichier paroissial. Et jamais auparavant aucun des 4 évangélistes ne l'avait mentionné. Il n'avait jamais paru. Il cherchait le Christ en secret. Sans même peut-être s'en rendre compte lui-même.

Mystère de ces âmes fermées, apparemment fermées, et qui dans le secret cherchent le dialogue. Souffrance des âmes un jour blessées et qui demeurent réservées sur ce seul point. Discrétion des âmes scrupuleuses qui considèrent ce domaine comme tellement sérieux qu'elles répugnent à tout acte public. Instinctivement elles savent, elles sentent que c'est auprès de ceux qui souffrent qu'il y a le risque de rencontrer Celui qui leur manque et dont elles n'osent parler.

On les retrouve auprès des infirmes, des réfugiés, des prisonniers, des pauvres de partout. En ce cortège on ne calcule pas le pourcentage de pratiquants[1]. On ne tient pas le contrôle de l'assistance aux offices.

C'est le service des plus pauvres.

Restez avec nous.

Vous êtes ici chez vous.

Mgr Jean RODHAIN