Le conte d'un lundi
Jean RODHAIN, « Le conte d'un lundi », Messages du Secours Catholique, n° 219, mai 1971, p. 4.[1]
Le conte d'un lundi
Le récent dialogue de la police parisienne avec le public, ça a donné des idées au grand Saint Pierre.
Ayant observé la manœuvre des anges gardiens de la circulation à Paris, il s'est dit : « Après tout, pourquoi pas en faire autant avec mes anges gardiens à moi ? »
Agitant ses clefs, Saint Pierre convoqua donc dans son grand bureau Michel, Gabriel et Raphaël qui sont, comme chacun sait, les délégués des trois grandes centrales syndicales d'en-haut. Ceux-ci demandèrent à consulter « la base ». La rapidité des communications ciel-terre permit de réunir en sept minutes une majorité confortable pour une réponse affirmative en faveur de cette expérience.
L'Archange Michel, appuyé sur son épée, proposa une manœuvre étalée sur deux horaires différents. En réalité, l'expérience fut simplifiée comme on va le voir plus loin.
Pour le premier temps, afin de ne pas gêner la circulation, il fut décidé de choisir une heure creuse de la journée. On fit donc annoncer aux terriens que le lundi suivant de 10 h à 11 h du matin, tous les anges gardiens accepteraient de dialoguer. Ils se présenteraient visiblement sur terre à côté de la créature dont ils avaient la charge, et pendant soixante minutes ils répondraient aux questions et distribueraient des tracts explicatifs.
Ce fut un spectacle singulier de voir chaque humain subitement doublé d'une silhouette éthérée. La veille, les enfants se réjouissaient fort de cette arrivée d'angelots joufflus et ils faisaient des paris sur les coloris de leurs tunicelles. Ils furent déçus : les anges gardiens se présentèrent uniformément en costumes sobres comme il se doit pour des anges d'après Vatican II : sans ailes ni auréole aucune.
Nos reporters ont suivi ces angéliques manifestations et voici ce qu'ils ont observé dans la région parisienne :
Dans chaque taxi, assis sur la place avant, à côté du chauffeur, l'ange gardien n'avait qu'à écouter : le chauffeur expliquait les sens uniques et le mécanisme des feux rouges à leur céleste client. Fait unique dans les annales de la Préfecture de Police : pendant ces 60 minutes il n'y a pas eu un seul accident.
Dans le métro, malgré l'heure creuse, un certain encombrement, le nombre des voyageurs ayant évidemment doublé.
Les quartiers Montmartre et Pigalle étaient curieusement désertiques. Par contre, rue du Bac, à hauteur du N°106, une grosse affluence de personnes prises d'un désir subit de partage...
Au total, dans la rue, moins de circulation que d'habitude. Il semble que certaines personnes aient préféré ne pas se montrer en public ainsi accompagnées. Les unes par conviction anticléricale. Les autres, parfaits chrétiens, mais regrettant cette intrusion du Vatican (?) dans la vie privée sans consultation préalable de la communauté.
Il faut reconnaître que la façon de se présenter de chacun de ces anges avait tout de même quelque chose d'indiscret.
Chez mon charcutier qui a l'habitude des erreurs grossières chaque fois qu'il rend la monnaie, son ange gardien, la figure sévère, ne quittait pas des yeux la caisse enregistreuse.
Au guichet des P.T.T., l'ange de la standardiste était muet mais semblait compter sur ses doigts translucides chaque réponse aimable de sa protégée.
Tandis que chez ma charmante concierge qui attend son troisième pour le printemps, son ange se contentait de tricoter une brassière en fredonnant un cantique de Noël...
Nos reporters n'ont pas distingué de classes sociales parmi ces anges gardiens. Cependant tel P.D.G. fut abasourdi de voir sa propre femme de ménage accompagnée d'un ange particulièrement déférent et lumineux. Quelques-uns se demandaient si, d'après l'attitude de l'ange, on ne pouvait pas deviner le degré de vertu de la personne qu'il gardait ; car il y avait des anges à la figure toute ridée de soucis, et d'autres avec un visage épanoui. Certains voltigeaient avec empressement alentour de leur protégé, d'autres marchaient sur la pointe des pieds, trois pas en arrière, avec un certain air détaché qui en disait long...
Ce furent les groupes de jeunes qui posèrent le plus de questions et prirent le plus grand nombre de photographies. On s'arrachait spécialement les anges des cafetiers, immobiles devant les bouteilles d'apéritifs. Les photographes de Paris-Dimanche auraient voulu trouver des raccourcis plus truculents, mais certaines librairies avaient, par une discrétion qui les honore, dissimulé certains de leurs illustrés particulièrement douteux.....
Dans les églises, les anges glissant parmi les fidèles paraissaient beaucoup s'amuser devant les statues de Saint Michel cuirassé d'argent.
A onze heures précises tous ces personnages translucides disparurent instantanément.
Bref, ce fut une heure unique dans l'histoire de l'humanité.
Pour le deuxième temps de cette opération l'Archange Michel avait présenté une suggestion toute personnelle : il proposait un effet de surprise : on ne préviendrait personne et la descente sur terre aurait lieu entre minuit et une heure du matin. Le grand Saint Pierre était sur le point d'accepter. Mais le doux Gabriel - celui de l'Annonciation à Marie - intervint avec indignation. Il évoqua les crises de nerfs, les morts subites et les situations ambiguës que ne manquerait pas de provoquer la soudaine apparition de cinquante millions d'anges à cinquante millions de Français et de Françaises au cœur de la nuit.
La proposition de Michel l'Archange ne fut donc pas retenue pour l'instant : ce deuxième temps fut remis à plus tard.
Nous ne manquerons pas de tenir nos lecteurs au courant de la suite de cette curieuse histoire.
Il nous faut dire un mot, enfin, des tracts distribués ce jour-là par les célestes messagers. Ces tracts furent réclamés par tous les collectionneurs. On les recherchait à prix d'or. Ces tracts étaient calligraphiés sur une sorte de parchemin étrange qui, malheureusement, se rétrécissait à vue d'œil. Malgré toutes les précautions prises par les laboratoires des Archives Nationales, à la fin de la semaine, il ne restait plus que de minuscules boulettes légèrement dorées, et totalement indéchiffrables. Tous ceux qui ont eu le privilège de lire ces tracts affirment que le style était paisible et les phrases d'une simplicité rappelant les versets de l'Évangile.
Le Mardi matin, un communiqué du Conseil des Ministres demanda à la population de ne pas attacher trop d'importance à ce fait divers, et surtout de n'y voir aucun rapport avec la prochaine campagne électorale.
Il faut noter surtout que ce fameux lundi, on constata sur tous les visages des humains - pure coïncidence - un sourire d'accueil, de compréhension, de douceur et de paix que tous les journalistes ont unanimement remarqué.
SIDOINE
[1] Ce texte est accompagné de dessins qui ne sont pas ici reproduits. Réédité dans : Jean RODHAIN, Derniers messages, Paris, SOS, 1985, p. 43-47.