La cathédrale sans pierres
Jean RODHAIN, "La cathédrale sans pierres", MSC, n° 234, octobre 1972, pp. 1-2.
La cathédrale sans pierres
Un fait nouveau
La page du Pakistan est tournée. Pour les journaux, la question n’est plus d’actualité. Le rideau est tombé sur ce drame terminé.
Or, si on vérifie on s’aperçoit qu’en réalité il y a eu deux drames distincts au Pakistan. Ils sont séparés par 25 ans de distance. Et il n’est pas inutile de les comparer.
- Premier drame en 1947 : la séparation d’avec les Indes a produit un exode catastrophique. Bilan : 18 millions de réfugiés et 3 millions et demi de morts (chiffres O.N.U.).
Quels secours envoyés ? Néant. Pourquoi ? Il n’y avait pas de télévision en 1947 : on n’a rien su.
Il n’y avait pas d’organisation de secours dans l’Église : on n’a rien fait.
- Deuxième drame en 1971-72 : guerre civile.
Bilan : 9 millions et demi de réfugiés et 300.000 morts. Le montant des Secours envoyés par Caritas Internationalis s’élève à 15 milliards A.F. dont par Secours Catholique France : 1 milliard A.F.
Pourquoi ? Informations par télévision : on sait.
Existence des structures Caritas Internationalis-Secours Catholique : on peut aider.
Conclusion : Aujourd’hui, la Charité de la Communauté chrétienne, mieux informée qu’il y a 25 ans, tient sa place à l’échelle mondiale. C’est un fait nouveau.
La cathédrale de Chartres
Pour les enfants du Biafra la générosité des catholiques français avait été remarquable.
Ici pour le Pakistan, elle a été extraordinaire. Sans aucune réclame de la radio officielle, des milliers de gens ont confié au Secours Catholique plus d’un milliard d’A.F.
Les Chantiers du Cardinal estiment que le prix moyen de construction d’une église revient à 100 000 A.F. par place.
Un milliard correspond au prix d’une église de 10.000 places. C’est la capacité de la cathédrale de Chartres.
Les catholiques français ont donné autant que les catholiques du Moyen-Age pour construire une cathédrale.
Cela vaut la peine d’être souligné.
Si le bon samaritain avait eu la 2° chaîne
A quoi est dû cet effort extraordinaire ? Les uns souligneront l’importance de l’appel spécial lancé par le Pape Paul VI le 8 octobre 1971.
Les autres signaleront les ramifications locales du Secours Catholique qui ont favorisé la confiance du public.
Mais par qui a été informé ce public ? Où a-t-il vu les images des camps surpeuplés ? Où a-t-il découvert le panorama des villages du Bangladesh incendiés ? Sur l’écran de sa télévision.
La télévision devient une vision agrandie de l’Évangile. Le Bon Samaritain découvrait son prochain dans un seul homme blessé au bord de la route de Jéricho. Si le Bon Samaritain avait eu un poste de télévision, il aurait découvert tous les blessés de toutes les routes du monde entier.
Avec l’avion qui me met en 3 heures à Dakar, le Sénégal est devenu proche, et donc le Sénégalais est mon prochain.
Avec la télévision, 9 millions de réfugiés pakistanais grelottant de fièvre et de faim dans les camps de Calcutta sont présents dans ma salle à manger. Le petit écran en fait mon prochain.
Dans l’histoire de la Charité - histoire à géométrie variable - l’arrivée de la télévision est une date : l’Évangile pour moi s’éclaire sur des perspectives que jadis Saint Paul était seul à entrevoir.
Nous bâtissons la cathédrale
Dans l’histoire, les manuels ont l’habitude de nous présenter pour chaque époque des images évocatrices.
On nous dit que ce sont les moines qui ont appris aux paysans à défricher la terre, tandis que dans les abbayes on recopiait les manuscrits.
On nous apprend que ce sont les seigneurs qui ont fondé les hôpitaux et entretenu les léproseries.
On prétend qu’à la Renaissance, ce sont les grands Mécènes qui ont suscité les artistes et protégé les écrivains.
Or de nos jours, je ne vois pas de basiliques en construction, ni de moines enlumineurs, et fort peu de mécènes protecteurs.
Alors où situer ce geste extraordinaire réalisé pour le Pakistan ?
Dans un monde moins pyramidal que jadis, dans une foule pétrie d’idées démocratiques, dans une Église qui cherche à tâtons les lendemains de Vatican II, les nouveaux mécènes, est-ce que ce ne sont pas ces petits groupes, ces communautés qui retrouvent avec la Foi des premiers Chrétiens, leur Charité réalisante. On retourne aux Actes des Apôtres ? Peut-être..
Assis sur un chapiteau à peine dégrossi, Laurent, le troisième adjoint du maître d’œuvre, regardait le chantier sous la lumière dorée de ce soir d’automne.
On avait posé hier soir la clef de voûte du chœur. Si les deux transepts étaient terminés, de la nef on ne voyait encore que les premiers piliers. Les deux tours grandissaient inégalement. Les flèches n’existaient encore que sur le grand plan de parchemin.
Laurent regardait, et rêvait. Il avait l’épaule douloureuse parce qu’il avait peiné tout le jour avec l’équipe de levage des arcs-boutants. Il avait le cœur serré parce que l’entrevue avec les conducteurs des charrois de pierre avait été houleuse : ces gens ne pensaient qu’au gain. Laurent restait préoccupé : la tour du côté de l’Épître semblait s’affaisser légèrement vers l’extérieur. Est-ce que ses fondations avaient été assez profondes ?
Laurent rêvait. « Les hommes sont-ils des pierres vivantes ? »
Est-ce qu’un jour on ne bâtirait pas des cathédrales sans pierres ?
Des cathédrales dont le seul ciment serait la Charité ?
Le vieux diacre Laurent rêvait...
Jean RODHAIN