L’innattendu
"L’inattendu", MSC, n° 261, avril 1975, pp. 1-2.
L’inattendu
L’arbre en fleurs fait éclater à chaque printemps sous nos yeux cette floraison de vie signifiée par la fête de Pâques. Il y a les pommiers du verger, tous exacts à présenter leurs premières fleurs avec un ensemble bien orchestré. Mais il y a aussi au détour du sentier cette maigre aubépine : je la considérais depuis longtemps comme un bois sec et voici que ce matin elle déploie subitement une extraordinaire dentelle de fleurettes roses et blanches. C’est pour moi, qui croyais connaître par cœur tous les recoins de mon jardin, inattendu...
Les arbres n’ont pas le monopole de l’imprévu. On croit connaître les personnages de l’Evangile. A lire les chapitres des quatre volumes on retient les noms des disciples comme on connaît, à la longue, les habitués des offices de la paroisse. Or à l’heure du portement de croix tous ces disciples disparaissent : le seul personnage secourable qui surgit tout à coup est un inconnu : un certain Simon de Cyrène dont on ne sait rien, sinon qu’il était amateur de jardinage. Personnage inattendu. Et à Pâques même surprise : tout le triomphe de cette Résurrection va partir d’un tombeau. Quel tombeau ? Celui d’un inconnu qui pendant la dérobade des douze Apôtres a eu seul le courage de venir chez Pilate réclamer le corps du Christ supplicié. Et le réclamer jusqu’à l’obtenir. Quel est ce disciple audacieux et énergique ? Un certain Joseph d’Arimathie dont le nom jusqu’ici ne figure sur aucune des listes d’aucun des quatre Évangiles. Qui eût supposé, au chapitre précédent, que la foi de ces Apôtres avec auréoles serait dépassée par ce personnage imprévu ?
On remarque la présence de Pierre, Jacques et Jean sur la montagne éblouissante de la Transfiguration. On enregistre les cris d’effroi des disciples dans la barque de Tibériade. Mais on ne devine pas du premier coup ces centaines d’âmes à l’écoute qui silencieusement se laissent pénétrer par un invisible soleil. Elles fleuriront subitement comme ce Zachée, que tous méprisaient, ou comme ce Joseph d’Arimathie dont l’intervention fut si inattendue.
A la place des Apôtres, écrasés par le drame du Calvaire, j’aurais été personnellement assez décontenancé de voir cette Résurrection triompher dans la propriété d’un personnage inconnu, ce Joseph d’Arimathie qui avait offert son propre tombeau familial. Parce que notre esprit engourdi n’imagine pas les chemins rapides et directs et secrets du Seigneur. Quand donc saurons-nous deviner son rayonnement autrement efficace que toutes nos agitations ?
On vient de fêter à Ouagadougou le 75ème anniversaire de l’arrivée des Missionnaires. Cela veut dire qu’il y a 75 ans il n’y avait rigoureusement aucune présence chrétienne en Haute-Volta. Alors qu’aujourd’hui, autour de son Cardinal, cette chrétienté est en pleine expansion. Si en Afrique Noire cette expansion continue au rythme actuel, il y aura en l’an 2000 (c’est la prochaine Année Sainte) 500 millions de chrétiens. L’axe de chrétienté ne passera plus par nos cathédrales gothiques d’Europe, mais se situera du côté du Sahel. C’est inattendu...
En 1975, dans le monde, un homme sur quatre vit en Chine. Cette masse de 850 millions d’âmes paraissait il y a vingt ans mystérieuse. Aujourd’hui en France il paraît, chaque mois, deux livres nouveaux sur la Chine et la langue chinoise est enseignée dans une vingtaine de nos lycées. Et on découvre que la révolution chinoise pose un problème à l’Église : en face de ce gigantesque effort d’une qualité humaine indiscutable, quel témoignage leur présenter ? Au devant de ce cheminement inattendu du pays le plus peuplé du monde, quel dialogue les chrétientés privilégiées de l’Occident ont-elles préparé à son intention ?
Nous avons l’habitude - endurcie - de regarder la mappemonde d’après des images simplistes. Et depuis la crise du pétrole nous avons durci les contours de ces images.
En face de nos retards à comprendre, un missionnaire qui a beaucoup voyagé m’écrit ce matin pour que je fasse écho à son angoisse. Je recopie sa conclusion : « Les peuples d’Afrique et d’Amérique latine ont beaucoup de choses à apprendre et à réapprendre aux peuples riches de l’hémisphère nord : la joie de vivre, la simplicité des rapports humains, l’accueil, le sens communautaire, la fête, etc., sans parler du sentiment religieux sous ses formes les plus hautes : l’adoration, l’humilité, l’amour... »
Je n’oublie pas les drames quotidiens autour de nous ni le chômage des jeunes ni les nouvelles pauvretés...
Mais à l’approche de Pâques, devant cette floraison innombrable, pourquoi ne pas songer aussi à cette sève invisible et mystérieuse et surabondante qui a été promise au monde entier par Celui qui est la véritable vie ? Par Celui qui sait faire revivre même des rameaux inattendus ?
Joyeuses Pâques.
Jean RODHAIN.