Comptez les ponts
Jean RODHAIN, « Comptez les ponts », Messages du Secours Catholique, n° 9, octobre 1949, p. 1.
Comptez les ponts
Au bord d'un lac d'Europe Centrale, un Congrès international d'ingénieurs s'achevait cet été, sous un soleil implacable. Fatiguée par une documentation massive et une chaleur semblable, l'assistance se réveilla soudain sur une dissonance : la voix du rapporteur, un docte spécialiste des Ponts et Chaussées autrichien, au moment de conclure, passait brusquement du ton de la statistique au diapason du violoncelle : « Comptez les ponts de toutes les routes d'Europe. Depuis un siècle pas un sur mille ne s'est écroulé par suite d'une erreur de calcul. Soixante pour cent au contraire furent détruits à la mine ou à la bombe par la haine des hommes. Nous ne manquons pas de techniciens. Nous manquons d'amour. Ici ce sont les Églises qui ont la parole. C'est leur rôle. »
Le seul prêtre présent dans l'Assemblée dut se lever. Il dut avouer qu'entraîné au Congrès par des amitiés trop bienveillantes, il s'inquiétait depuis le début d'être le seul congressiste sans diplôme d'ingénieur. Il venait de comprendre tout d'un coup pourquoi il fallait qu'un prêtre fut présent parmi tant de techniciens : pour entendre leur appel, et le transmettre : je transmets.
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Je reviens de Bethléem. Comme à Jéricho, comme à Baalbeck, j'y ai vu, ces camps où 800.000 réfugiés arabes sont entassés sur le sable. Dans cette misère, indiscutablement, les distributions de lait aux enfants sont impeccables. Des infirmières suisses mesurent, pèsent et répartissent scientifiquement un lait américain, vitaminé, aseptisé.
Toute la technique du dispensaire modèle est appliquée. En plein désert, notre civilisation à coups de millions réussit ce tour de force technique.
Mais elle n'a pas réussi à empêcher cet exode. Ni à ramener ces familles dans leurs foyers. Elle ne sait pas apprendre à ces gens à s'aimer. La charité est, et demeure d'actualité.
Mettre un seul égoïste en contact avec la misère. Faire découvrir au sceptique que ce vieillard aux trois repas par semaine n'est pas un fait divers du journal mais un fait réel à deux pas de son appartement. Conduire un timide jusqu'au seuil de l'hôpital d'enfants malheureux où sa visite sera une joie pour eux et une illumination pour lui‑même. Cela c'est le travail véritable du Secours Catholique.
Le Secours Catholique c'est le camion qui arrive plein de vêtements et de vivres, le soir même du sinistre.
C'est aussi, c'est surtout, cette lente propagation de charité. Cette épidémie de fraternité, cette inquiétude pour la misère, que patiemment chaque adhérent propage.
Une telle propagation est plus d'actualité que la distribution d'un litre de lait supervitaminé. Un tel ciment est plus liant que le pont le mieux calculé.
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La journée Nationale du 20 novembre répercutera partout l'appel du Secours Catholique. Les 364 autres jours de l'année parleront sans bruit à chacun. Pour entendre leur langage. lorsque vous circulez. Comptez donc les ponts détruits, et cherchez pourquoi.
Jean RODHAIN.