L'opération pinceau
Jean RODHAIN, « L'opération pinceau », Messages du Secours Catholique, n° 23, avril-mai 1952, p. 1.
L'opération pinceau
Le conducteur est navré d'avoir renversé un piéton. Évidemment, il roulait à 110 kilomètres‑heure et il n'avait pas d'avertisseur et il a pris le virage à la corde.
On le prévient que ceci va le conduire tout droit en correctionnelle, et il s'indigne aussitôt : « Mais, cependant, j'étais assuré « tous risques ! »
Illusion du conducteur trop intelligent qui, peu à peu, se croit seul au monde. Il est « protégé » par sa carrosserie. Il est « rassuré » par une organisation de la route qui semble n'être faite que pour lui seul, automobiliste. Il est « couvert » par une assurance tous risques.
Tout est prévu. Sauf le prochain qui circule à pied.
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Cet escamotage de la responsabilité, sous prétexte de société organisée, n'est pas une illusion particulière au conducteur d'auto.
Illusion du citoyen intelligent qui, peu à peu, se croit seul au monde : il est protégé par la loi. Il est rassuré par un système social, qui semble avoir résolu tous les cas par des services publics. Il est couvert par une Sécurité sociale qui lui fournira médicaments et assistance sur ses vieux jours.
De sa place confortable, lorsqu'on lui parle d'un vieillard isolé ou d'une famille en détresse, les notions sommaires de la retraite des vieux ou d'allocations familiales déclenchent en lui des solutions automatiques, avec autant d'automatisme que sa pédale déclenche des coups de frein.
Il faut un choc ou un malheur personnel pour que certains découvrent le cas isolé, puis totalisent les millions de cas isolés, puis réalisent que la loi fait l'institution, mais que c'est la Charité personnelle qui fait la vie.
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On ne travaillera jamais assez à améliorer l'institution ; nous avons tous à construire une législation sociale meilleure. Mais, s'en remettre à elle, serait atrophier nos facultés de comprendre et d'aimer. Le citoyen dont l'État résoudrait tous les problèmes sociaux deviendra, par ankylose, un citoyen froid et un citoyen aveugle.
La construction de milliers de logements est un problème de gouvernement, certes.
Mais je viens de circuler et de séjourner dans des régions fort variées. Partout on m'a montré de vastes locaux inutilisés. Partout on m'a cité des personnalités possédant, outre leur propriété de province, leur appartement de Paris utilisé par elles dix jours par an. Partout on m'a cité des locataires abusifs n'entretenant pas l'immeuble qu'ils occupent.
Les uns et les autres sont « couverts » par des textes. Ils sont « assurés » contre tous risques légaux.
Je leur demande seulement de venir traverser ‑ pas en automobile ‑ le quartier de leurs frères mal logés. Je souhaite même qu'au lieu de le traverser, ils y passent, ils y vivent une véritable journée.
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L'Évangile est un livre bien plus gênant, bien plus encombrant que les textes de loi et que les contrats d'assurances. Ce pinceau de lumière sur le frère mal logé est le commencement de la « Campagne du logis ».
Mgr Jean RODHAIN.