Fin ou faim
Jean RODHAIN, « Fin ou faim ? », Messages du Secours Catholique, n°43, novembre 1954, p. 2.
Fin ou faim ?
-Vous ne comprenez donc pas les signes précurseurs ? Le sol tremble à Orléansville. Les rivages s'écroulent en Italie. Notre terre s'effrite. La fin du monde approche.
Voici depuis ce matin la cinquième dame émue qui m'interpelle ainsi. Je dois préciser que deux d'entre elles m'ont ajouté en confirmation un demi-couplet sur ces explosions atomiques qui…
-Je n'en crois rien Madame. Auprès des plissements de l'ère tertiaire ces catastrophes se réduisent à une ride imperceptible. Les quelques hectares de terre à peine fendillée au bord de la Méditerranée ne forment pas la milliénième partie du globe. Sur l''immensité de la mappemonde ce désastre local ramené à l'échelle du corps humain correspond à la perte du centième d'un seul cheveu. Dit-on d'une personne qu'elle entre en agonie parce qu'elle a perdu un cheveu ?
-Vous avez la dureté glaciale d'un géologue. Et l'aspect humain de la catastrophe ? Restez-vous insensible devant ces centaines de morts ?
-Nos équipes, Madame, les ont vues de près, ces victimes, et depuis la première heure elles sont sur place auprès des survivants blessés. Ce contact les a bouleversées plus que la lecture de votre journal. Mais voyons clair : ce chiffre des victimes qui vous obsède est inférieur à celui des morts et des blessés allongés sur nos belles routes de France pendat un petit trimestre par nos concitoyens roulant sur 2 ou 4 roues. Pourquoi cette hécatombe égale ne vous fait-elle pas crier autant ?
Souvenez-vous qu'il y a aujourd'hui 10 ans, 1944-1954, les camps de déportés d'une part, et les bombes au phosphore d'autre part totalisaient toutes les 60 secondes autant de victimes que vos catastrophes de toute cette année. Pourquoi oublier si vite un massacre général et rester chavirée par un malheur local ?
-Vous n'avez pas de cœur. Ce qui déchire les cœurs c'est justement ce contraste d'un sinistre en pleine paix, cette nuit d'épouvante dans le paysage merveilleux de Salerne. Vous, les professionnels de la charité, vous devenez insensibles. A la veille de l'hiver, moi, je tremble déjà de rencontrer sur mon trottoir le clochard grelottant.
-Chère Madame, je tremble autant et peut-être plus que vous, mais pas pour le clochard professionnel qui sera la vedette des journaux et le trouble de votre bon cœur. Toute misère ne s'exhibe pas sur le trottoir d'en face.
Je vois dans notre Cité Secours ces vieilles gens, à la silhouette de professeur en retraite, au vêtement intact, qui semblent se glisser comme une ombre, et qui, tout à coup, osent enfin s'installer au réfectoire, car c'est leur premier repas de la semaine. Il y a celui qui, à peine paralysé, n'a plus osé quitter sa chambre depuis sa sortie de l'hôpital. Il y a ces millions de détresses, tellement silencieuses que nous ne les entendons même plus. Il y a cette immense humanité mal payée, sous-alimentée.
-Mais enfin, M. l'abbé, tout de même l'Apocalypse parle bien de la fin du monde…
-Madame, ouvrez l'Evangile, et ouvrez les yeux, et parlez-moi un peu de la faim du monde…
Mgr Jean RODHAIN
Secrétaire général du Secours Catholique.