Ce que j'ai vu au Viet-Nam
Jean RODHAIN, « Ce que j'ai vu au Viet-Nam », Messages du Secours Catholique, n° 46, février 1955, p. 4-6.
Ce que j'ai vu au Viet‑Nam
par Mgr Jean RODHAIN
UNE ERREUR DE CALCUL
Orly, décollage à 20 h 30. Le temps de psalmodier les prières de l'itinéraire, puis de déguster un repas substantiel. Et voici notre « Douglas D.C. 6 » qui passe à la verticale de Rome toute illuminée. Le texte des « Actes des Apôtres » en main, j'essaye, dans la nuit, de repérer les coordonnées des voyages de saint Paul dont nous survolons le terminus.
Le choléra en Egypte (1947), les réfugiés en Palestine (1949), la catastrophe en Céphalonie (1953) m'ont déjà conduit aux principales étapes méditerranéennes de ce voyage apostolique.
A Reggio de Calabre, à Athènes, à Philippe de Macédoine, à Damas, j'ai retrouvé, étonnamment vivantes, les marques de ses passages : la prison, la Voie Droite, le Port, l'Aréopage. J'ai, savouré alors les ruines, le paysage, la tradition paulinienne, pieusement gardée de générations en générations.
Ce soir, à 5.000 mètres d'altitude, je relis, chapitre par chapitre, les itinéraires que saint Luc a signalés avec la précision d'un guide Michelin et la dévotion d'un disciple incomparable.
Clair de lune. Scintillement de la Méditerranée à travers le hublot, Versets de la Vulgate. Régulières vibrations de la cabine : ce fuseau de duralumin dont la banalité m'a toujours agacé est, il faut l'avouer, un observatoire prodigieux pour revivre minutieusement les Actes des Apôtres. On ne les étudie plus au tableau noir comme jadis au séminaire : je les annote non plus sur une carte, mais sur les lieux mêmes, paisiblement survolés.
Si paisiblement survolés que voici une lueur inattendue. En face de nous, l'horizon s'entrouvre dans la nuit comme la gueule d'un four incandescent. Le soleil déjà va se lever sur les montagnes de Grèce. Les voici. Je les croyais mieux visibles. L'avion baisse. Une ville. Une piste. Mais c'est du sable. Tous mes calculs étaient faux : un choc, un tressautement, nous roulons sur l'aérodrome du Caire. Nous sommes en Egypte.
En effet, avec ses 500 kilom.‑heure, cet avion est aussi ponctuel que le métro. L'horaire l'avait bien dit. Le temps que saint Paul mettait à dicter une épître aux Corinthiens nous suffit aujourd'hui pour passer de la place de la Concorde aux pays des véritables obélisques.
Demain matin, les médicaments embarqués, hier soir, à Orly seront à l'hôpital de Saïgon : pour franchir le quart du tour du monde, ils auront mis le même temps que le Bon Samaritain pour monter de Jéricho à Jérusalem.
Le Chinois est devenu notre « prochain », au sens strict du terme. Le monde des affaires est adapté à ces dimensions rapprochées de cet univers 1955. Le monde du tourisme aussi. Et le monde de la Charité ?
Il s'y éveille, me dites‑vous ? C'est exact. Mais je voudrais que la Charité ne soit pas longue à s'éveiller. La Charité, cette vertu théologale, ne devrait pas recevoir de leçons d'un avion qui n'est, somme toute, qu'une mécanique.
Le Caire, 8 janvier 1955.
AVEUGLEMENT
Est‑ce que je suis en classe ou dans un bureau ? Il y a ici une douce lumière de bureau et nous sommes vingt exactement rangés par quatre. L'air est climatisé. Les uns somnolent, les autres lisent. Chacun a son pupitre animé d'un très doux balancement comme celui d'un autorail. Je lis et je dors exactement depuis six heures dans cette classe aussi monotone et aussi propre qu'un couloir de clinique. J'ai le privilège de ne pas être au bord de l'allée, mais près de la vitre. Ce n'est pas la vitre d'une fenêtre, mais d'un hublot. Dix fois, j'ai écarté le rideau et regardé en vain : brouillard gris, on ne voit absolument rien. En réalité, le soi‑disant brouillard est un cumulus, car nous volons à 6,000 mètres par une température extérieure de -16°.
Une éclaircie enfin me découvre au sol un monotone linoléum vert tacheté d'ocre. Une heure après, une infinie plaque bleu acier lui succédera brusquement.
Voilà le seul décor de ce désert. Et la réalité, c'est que je viens de survoler 400 millions d'êtres humains, traversant en diagonale, sans m'en douter, les Indes tout entières. L'avion, parti de Karachi, franchit d'un seul coup la dernière étape, Indes, Siam, Saïgon. Sous ces nuages, il y avait plus d'hommes que dans l'Europe entière, et ce tapis, soi‑disant inanimé, c'était tout simplement la plus grouillante fourmilière humaine de notre globe.
Cet entassement de familles nombreuses qui se multiplient sans cesse est le royaume de la faim. Les trois quarts de cette multitude souffrent et meurent de ne pas manger au moment exact où tout à l'heure nous dégustions inconsciemment l'excellent dîner de l'avion confortable. Je n'y avais pas songé un instant.
L'avion relie rapidement deux continents. C'est un progrès. Mais l'esprit humain ne relie pas instinctivement notre notion de confort et les besoins de mes frères. D'un aérodrome à l'autre, on va très vite. On regarde un monde et on risque de ne pas « voir » les hommes.
Toutes les mécaniques du monde ne valent pas une petite réponse du catéchisme. Le mauvais riche, eut‑il à son service un télescope et un microscope dernier cri, n'en distinguerait pas mieux le pauvre Lazare sur l'escalier. Le problème de l'attention n'est pas un problème technique !
Je me souviendrai longtemps de ces "Indes'" invisibles.
Golfe de Siam, 9 janvier 1955.
PREMIER CONTACT
Ma montre, restée à l'heure de Paris, marque 23 h 45. Il y a donc exactement, escales comprises, vingt‑sept heures depuis Orly : l'avion se pose sur la piste de Saïgon. Il est, heure locale, 7 heures du matin. Réception par toutes les autorités. Départ immédiat pour le plus proche des Camps : le Camp de l'Amitié. 3.000 réfugiés. Je célèbre la messe dominicale dans la chapelle en plein vent. Chorale du séminaire. Harangue. Réponse. C'est le premier contact, simple. C'est bien ainsi.
Ensuite, on me présente le programme : trois semaines compactes de visites partout : autos, avions, routes et pistes. Horaire bien tassé ; il faut voir 600.000 réfugiés éparpillés sur 1000 kilomètres.
Tout est compliqué : itinéraires, points de vues, situations, interventions, inconvénients, démarches.
Donc je saute à pieds joints au milieu du programme, et tout commence dès ce soir. "Deo gratias".
Saïgon, le 10 janvier 1955.
PLANTATIONS
Il y a des milliers de maisons vides, et des milliers d'emplois disponibles offerts par les «Plantations» aux réfugiés. Ils refusent. Hors quelques‑uns, recrutés individuellement, c'est l'attitude générale. J'ai assisté le 16 janvier au débarquement à Saïgon à 12h30, du transport américain « General‑Howse ». 3.000 Chinois bouddhistes et 1.337 Vietnamiens catholiques. Ces derniers sont partis devant moi en convois de camions pour le camp de Tra‑Co. Je suis allé le voir le lendemain matin. J'ai vu les paillettes neuves préparées pour eux : toutes étaient vides. Explication : le convoi était malheureusement arrivé tard dans la nuit. On ne distinguait pas les arbres de la forêt qui ne comporte, à Tra‑Co, pas un seul hévéa : mais le bruit s'est répandu brusquement que c'étaient des hévéas, que tous seraient employés à une plantation de caoutchouc. En un clin d'œil ces bons réfugiés ont regagné leurs camions et sous la menace de leurs poignards ont obligé les conducteurs à les ramener tous à Saïgon : indiscutablement, les réfugiés ont la phobie des « plantations ». La propagande viet entretient cette phobie. Mais elle n'a aucune difficulté à le faire. La plantation est aussi honnie que la Bastille pendant la Révolution.
Je suis donc allé visiter ces « bagnes ». J'ai vu longuement les trois principales sociétés. On m'a montré les plantations, les usines traitant le latex, de magnifiques réalisations sociales. On m'a très franchement évoqué la période très dure des débuts sans bulldozer, où le défrichement fait à la main est resté une terreur dans toutes les mémoires. On m'a expliqué les risques : le planteur d'hévéas ne récolte une goutte de latex qu'après la 7ème année d'exploitation. On m'a montré le martyrologe : sur 200 cadres européens, 63 ont été massacrés depuis dix ans.
Je ne saurais juger. Il est certain que le régime actuel conserve, malgré ses progrès évidents, une réprobation populaire qui se souvient d'erreurs certaines et d'abus certains.
J'ai rencontré à Saïgon et à Paris une cinquantaine de spécialistes sociaux éloquents qui m'ont expliqué les torts de ces responsables. A chacun je leur ai dit : « Vos revendications semblent à première vue équitables, vos projets paraissent séduisants. Vous avez donc, outre vos discours abondants, certainement réalisé enfin une plantation modèle, sociale, qui bénéficie de votre immense sagacité. Je voudrais bien la voir ; je pars la visiter demain : où est‑elle ? ». Jusqu'ici, aucun de ces critiqueurs n'a pu me conduire à sa réalisation. Alors, j'avoue que ces perroquets sociaux, je les prendrai au sérieux au pied du mur : j'attends.
CEUX DONT ON NE PARLE PAS...
Un camp qui est une garderie. Aucun subside. Aucune subvention. Quelques sœurs de Saint‑Vincent de Paul ont recueilli bénévolement des centaines d'enfants aux cheveux crépus, au teint noir, ou ébène, ou blanc. Manifestement, les pères étaient Africains ou Européens. On peut obtenir actuellement, sur les quais d'Haiphong, très facilement le don d'un enfant, car leurs jeunes mères ne tiennent pas à proclamer demain que le père était un militaire. On en compte plus de cent mille dans ce cas. Que vont‑ils devenir?...
Ceci s'ajoute au souvenir du napalm.
Ce n'est pas à cause de l'orage que je suis écrasé ce soir.
CEUX DONT ON NE PARLE PAS (suite)
Un camp d'Eurasiens. Ils étaient petits fonctionnaires de la police à Hanoï, ou des douanes à Haiphong. Les voici évacués dans un camp. Ils n'ont aucun métier en main. Ni les indigènes ni les Européens ne les considèrent comme les leurs. ils sont citoyens français. Ils sont inquiets. Ils le disent. Atmosphère très lourde dans ce camp.
SEMINAIRE DANS LA BROUSSE...
A Paris, une religieuse missionnaire m'avait remis un énorme paquet de bévitine contre le béri‑béri, pour les séminaristes de Than‑Hoa, perdus dans la forêt vierge.
Bien entendu, dès mon arrivée à Saïgon, je me renseigne, On hausse les épaules : « Il n'y a pas de béri‑béri, et s'il y en avait, il serait absurde d'apporter depuis Paris de la bévitine, car, ici, les stocks de pharmacie surabondent. » Je cache donc pudiquement mon paquet au fond de l'avion qui, de Saïgon ce soir, m'emporte vers Dalat. De Dalat à Blao, 60 kilomètres avec un arrêt pour visiter l'étonnante léproserie de Djiring : 5 sœurs de Saint‑Vincent de Paul se sont enfermées là, il y a 20 ans, et, depuis lors, soignent sans conférences ni tapage tout un village de lépreux. Leurs seules distractions sont les sorties en « jeep », pour soigner à domicile les lépreux isolés, dont elles sont les uniques infirmières, dans un espace de 300 kilomètres de côté.
Biao est une bourgade sur la route Dalat‑Saïgon, qui est devenue un centre de réfugiés. Ici comme partout, les réfugiés s'agglutinent instinctivement le long des routes. Si on les laissait faire, ils s'installeraient tous en bordure du fossé : ainsi, à Hanoï, ils ont formé une lamentable rue de 12 kilomètres de long. Lamentable, car la route n'est pas forcément le lieu doté de puits, de rizières et de terrains exploitables. Elle ne côtoie pas obligatoirement la rivière indispensable à ces peuplades de pêcheurs. Mais, pour eux, la route, avec son trafic, donne une impression de sécurité : la forêt, au contraire, figure la solitude, avec le souvenir trop récent du Viet attaquant par surprise. Cette crainte est d'autant plus justifiée d'ailleurs que les éléments viets insaisissables restent très présents dans tous nos parages.
Il a donc fallu, à Biao, comme ailleurs, pour inciter les réfugiés à s'avancer dans la forêt et à la défricher, user de persuasion. Plus que la persuasion, mieux vaut donner l'exemple, estimèrent les séminaristes de Than‑Hoa. Ils prirent la tête, partirent en flèche et, au‑delà de tous les camps prévus, choisirent, à plusieurs kilomètres dans le cœur de la forêt vierge, leur propre emplacement.
Ces petits séminaristes, seuls avec leurs professeurs, ont défriché leur domaine.
Seuls, ils ont construit dortoirs, réfectoires, chapelle, salles de classe.
Seuls, ils ont planté le potager.
Seuls, ils ont tracé la piste pour se relier au dernier camp de la forêt. Ils ont de 12 à 16 ans, et, chaque soir, ils allument des feux autour du dortoir, à cause des tigres. Nous quittons les voitures pour suivre, en jeep, cette piste toute récente. Nous arrivons : cantiques, cérémonies à la chapelle, réunion, compliments, chorale ; si on fermait les yeux, à entendre chants et discours, on se croirait dans un quelconque petit séminaire diocésain de France.
Mais j'interroge le Supérieur. Comment s'est opéré le déménagement ?
On n'a rien pu déménager. Tout a été perdu et sacrifié dans deux exodes successifs. En 1952, exode de Than‑Hoa, vers Phat‑Diem. En juin 1954, en pleine bataille, voici que les troupes françaises doivent quitter Phat‑Diem. La décision de départ est prise. Le Supérieur réunit une dernière fois tous les élèves et leur rend leur liberté : « Rentrez dans vos familles. Faites ce qu'elles vous diront. Restez avec elles, ou partez avec elles ou partez seuls. Pour ceux qui veulent nous rejoindre, rendez‑vous individuellement, quand Dieu le voudra, à Biao, c'est‑à‑dire à 1.100 kilomètres au Sud, en‑dessous de la ligne frontière. » Puis, il bénit les onze professeurs et les 52 élèves.
Un mois après, à Biao, arrivés par la forêt, par bateau, certains en partie à la nage, se présentaient les élèves un à un. Au total, devinez combien se présentaient ? 52 exactement, pas un ne manquait. Chapeau bas.
De la part du diocèse de Strasbourg, qui m'a chargé d'adopter en son nom ce séminaire, je remets 1 million de francs au Supérieur. Mais je le fais avec la gène du maladroit qui ferait cadeau d'un ticket de métro à l'Archange Gabriel.
Je m'inquiète des multiples besoins à pourvoir.
En partant, je demande ce qu'il faut faire parvenir en toute priorité. Supérieur, professeurs et élèves se consultent longuement sous la paillote de lianes tressées qui sert de salle d'exercice. Et, finalement, on me remet le résultat du scrutin. Ils demandent avant tout deux choses, Devinez lesquelles?
‑ 1. Des livres de chant grégorien ;
‑ 2. De la bévitine contre le béri‑béri.
Que pensez‑vous de la santé morale d'un petit séminaire comme celui‑là ?
Bien entendu, à ce moment‑là, j'ai enfin osé sortir de la jeep mon fameux paquet de bévitine. Demain, tout un stock de pharmacie sera porté ici. Je ne demande plus rien pour ce petit séminaire. Ils sont adoptés.
LES CHEVRES DE LA CHARITE
Le diocèse de Paris a déjà envoyé 5 millions à ce camp grand comme l'Ile‑de‑France. Après bien des palabres, dans plusieurs camps on a consacré une part de la somme aux chèvres du Secours Catholique. Cela m'intrigue. On me conduit sur la place centrale du camp. Elles sont parquées dans un enclos spécial. Elles appartiennent à la communauté. Et chaque matin le lait est distribué gratuitement aux malades et aux vieillards. Voilà un service lacté des "Détresses silencieuses" qui n'a pas été prévu par le Siège social.
HAIPHONG
La baie d'Along est, parait‑il, magnifique. J'ai beau, dans le petit hydravion qui nous la fait visiter, voir scintiller le soleil sur des rochers merveilleusement noyés dans l'émeraude, je ne parviens pas à l'admiration : sur ce roc, je vois trop les mines de Hong‑Hay où se joue un drame social : 10.000 ouvriers devront choisir leur sort avant peu. Nous survolons une crique dorée devant C... : cent jonques chinoises multicolores appareillent; ce sont des pêcheurs chinois qui attendent un vent favorable pour risquer la grande traversée et se réfugier vers le Sud. Et, dans le lointain, Haïphong où va se fermer tristement, demain, un livre français préfacé par l'amiral Courbet.
J'assiste au départ du cargo « Djiring ». Il y a 22.000 réfugiés impatients de s'embarquer dans les trois camps. Cimenterie, Pagodes, Shell, à deux pas du quai. Le "Djiring" a 500 places prêtes. Il quittera tout à l'heure le port avec seulement 183 passagers gratuits : personne ne veut bouger pendant les fêtes du Tet.
Pétards toute la nuit. Dans chaque camp, on m'offre des vœux et des fleurs magnifiques. Le soir, je vais les déposer toutes au petit cimetière militaire français. La première tombe de l'allée : « Marc Goering, né à Leipzig, mort pour la France. »
Haiphong est atrocement triste. Mais le soir très tard, on ne se lassera pas d'entendre les témoins raconter simplement les extraordinaires générosités déployées ici par certains des jeunes de chez nous.
STALAGS
Ce camp est une route de 16 kilomètres : elle est devenue une rue depuis qu'on a planté de chaque côté une file interminable de tentes abritant 37.000 réfugiés. C'est un stalag filiforme. Mais ce n'est qu'un stalag : tout est artificiel comme dans un camp de prisonniers. Ici pas d'eau (il faut des camions‑citernes quotidiens). Ici pas de rizières. Ici pas de cultures. Tout est artificiel. Il n'y a pas d'avenir. C'est la formule du début. Il fallait improviser. On a réussi à éviter épidémies et émeutes : c'est déjà un tour de force quand on se trouve ‑ sans les avoir prévus ‑ devant 600.000 réfugiés.
Mais le Commissariat aux réfugiés, solidement dirigé par un chef clairvoyant, doit maintenant répartir cette masse pour qu'elle puisse vivre sur des terrains propices à son agriculture et à son économie.
Chaque nouveau centre doit avoir ses rizières. Suivant l'origine du groupe de réfugiés, il faut la proximité d'une forêt ou d'une rivière pour les pêcheurs.
Il faut toujours l'eau, indispensable.
Ce regroupement est facilité du fait des paroisses d'origine restées farouchement groupées autour de leur clergé; les camps partent d'ailleurs les noms des paroisses d'origine camp Saint‑Joseph de Phat‑Diem, camp Sainte‑Famille de Hanoï, etc.
Pour circuler actuellement dans les camps de réfugiés en Cochinchine, il faut avoir sur soi une carte détaillée du Tonkin.
Dans la brousse du Sud, on retrouve ainsi recréée la topographie diocésaine du Nord, et souvent, devant la paillote-église, les paroissiens ont reconstitué, avec des bambous, la façade grandeur nature de leur église‑mère.
Il y a déjà des exemples magnifiques d'installations rationnelles, avec des paroisses au travail et des récoltes potagères en plein rendement. Camp de La‑Can, au bord du Dong‑Aï ; camp de Tra‑Co, dans le secteur de Thu‑Dau‑Mot. A l'origine de ces réalisations, il est juste de souligner la part importante prise par certains éléments de l'armée française, entraînés dans cette voie par le général Gambiez.
Par contre, l'habitant du Sud, qui peine depuis des générations pour agrandir d'un lopin sa rizière, voit sans plaisir de nouveaux venus bénéficier d'un seul coup de milliers d'hectares, gratuitement. Et si ces rizières ou ces forêts abandonnées sont la propriété d'éléments vietminhs, voici aussitôt une pluie de procès qui se prépare à l'horizon.
Ici est le point crucial du problème : il faut aménager ces centres avant la période de culture du riz. Le problème des réfugiés dépend, dans les trois mois à venir, des nouvelles lois agraires en projet.
A LA FRONTIERE VIET...
Un camp sur la lagune. Nous sommes tout près du 17ème parallèle, et donc de la frontière viet. Ce camp est constitué par les « évadés de la mer ». Ils ont démonté leurs maisons pour, avec les bambous assemblés, fabriquer des radeaux invraisemblables. Ces agriculteurs n'avaient aucune expérience de la mer. Beaucoup se sont noyés.
Ces grappes humaines n'avaient rien emporté qu'une boule de riz ou quelques hardes. On a vu de ces radeaux avec des familles les mains vides, n'ayant placé au centre du radeau qu'un seul objet : la cloche de l'église.
Chaque fois que dans ces camps, d'une presque totale nudité, j'ai vu devant la paillote‑église un échafaudage de bambou et, au sommet, la cloche triomphante, l'émotion était tout de même difficile à maîtriser.
Ce camp marche à la baguette. Le maître du camp, c'est indiscutablement le curé tonkinois. Il a été formé par les missionnaires espagnols. Et c'est devenu une paroisse du type espagnol.
N'essayons pas de la regarder avec nos idées et nos préjugés de Parisiens 1955 : nous sommes en face de paroisses d'Estramadure du Xlll° siècle. C'est le moyen âge. C'est le troupeau fidèle et rude. C'est un fait.
DEMAIN
Mais depuis deux siècles, au cours de plusieurs persécutions, ce peuple a donné à l'Eglise catholique, apostolique et romaine un cortège de martyrs que les historiens les plus rigoureux évaluent à plus de 90.000. Alors qui sommes‑nous pour oser les juger?
Alors ce peuple de foi, et de bonne foi, est‑il possible, malgré les obscurités de demain pour ces réfugiés, et d'après‑demain surtout, est‑il possible que le Seigneur l'abandonne ?
Qui sait si la rencontre des peuples opprimés, cherchant avec un ascétisme évident leur pain quotidien dans la seule technique d'une part, avec ces communautés féodales, mais vivantes de foi d'autre part, ne va pas finalement préparer ce brassage du levain dans la pâte?
Qui sait si demain cette épopée des "Catacombes dans les bambous" ne pèsera pas victorieusement pour le rayonnement du Christ en Orient ?
J. R.