Le gardien de phare
Jean RODHAIN, « Le gardien de phare », Messages du Secours Catholique, n° 73, décembre 1957, p. 1.[1]
Le gardien de phare
Je reviens du Maroc. Tout y est à observer pour l'instant. Tout y fermente. Pour les « Trois Glorieuses », des forêts de drapeaux coloraient de rouge le bidonville de chaque cité, et jusque sur la tente la plus isolée de l'Atlas on retrouvait le même pavoisement.
Partout les preuves évidentes des magnifiques réalisations françaises, et partout aussi les signes d'un état neuf cherchant avec ardeur sa route.
Il y a une mine de faits à noter pour le chroniqueur. Le danger est de les interpréter trop vite. Plutôt que de s'absorber dans les télégrammes de presse de ces cinq dernières années, il faut retrouver, à Fez et à Meknès, la trace de ces groupes d'esclaves chrétiens auxquels les Barbaresques avaient concédé finalement de véritables églises. Il faut s'arrêter à Marrakech et méditer en l'Église des Saints Martyrs sur les textes pontificaux qui, au XVI° siècle, célébraient cette extraordinaire chrétienté d'alors. D'avoir découvert ces reliques n'est pas, pour moi, le moindre gain de ce voyage.
Mais je n'y allais pas pour écrire l'histoire d'hier ou de demain.
Sous la conduite du jeune comité du Secours Catholique local, j'ai visité les œuvres charitables au travail principalement à Fez, Rabat, Meknès, Casablanca, Agadir, Mogador, Marrakech et Taroudant.
A la demande de S. Exc. Mgr Lefèvre, ce voyage a été facilité par un remarquable accueil des autorités françaises et des principaux ministres marocains avec qui j'ai pu m'entretenir longuement.
Caritas Internationalis, qui recevait récemment à Rome l'adhésion du nouveau Secours Catholique Vietnamien, pourra bientôt ajouter à ses 47 membres nationaux le Secours Catholique du Maroc.
J’ai visité - en particulier - les principaux dispensaires catholiques. Chaque mois, ils totalisent plus de 110.000 consultations de marocains, consultations données gratuitement, bien entendu. Les religieux et religieuses responsables de ces dispensaires travaillent sans compter leurs heures. Et nos paroisses confortables devraient rougir de ne leur envoyer que des rebuts de pharmacie. Il faut voir cette misère pour comprendre la récente Encyclique du Pape sur l'Afrique, déclarant aux chrétiens qu'ils ne savent pas encore entendre les appels qui viennent de leurs missionnaires.
Je le dis d'autant plus net que je n'ai pas entendu une seule plainte. Mais j'ai vu les enfants. De même que les assistantes sociales de notre Cité Saint-Louis de Marseille sont inquiètes de la sous-alimentation des enfants qui nous arrivent de Tunisie, de même au Maroc, malgré les mesures officielles déjà prises ou envisagées, l'enfance est visiblement sous-alimentée dans les villes. Depuis quelques mois, le chômage est un fait. II grandit. Et le premier sous-alimenté est l'enfant.
Je ne ferai pas la description des initiatives multiples - officielles ou privées - prises en face de ce danger. Mais dans la chaîne d'or des dévouements secrets, j'ai trouvé un maillon étonnant.
Pour les distributions de vivres envoyées par la N.C.W.C. américaine, le Secours Catholique a, dans chaque ville du Maroc, un responsable. Je les ai tous visités. Leurs professions sont diverses.
Or, en approchant d'une ville non négligeable de la côte atlantique, je vérifie l'adresse du délégué et je sursaute en lisant sur sa fiche « Gardien de Phare ». Quelle idée de choisir un isolé pour ce rôle ? Ce phare serait-il au moins sur la jetée du port ? Je vérifie sur ma carte et je trouve ce phare à 27 kilomètres. J'interroge l'équipe marocaine du Secours Catholique qui pilote ma voiture à une allure insensée : « Votre carte est inexacte, le phare du Cap Cantin n'est pas à 27, mais à 31 kilomètres de la ville. Son gardien est de veille la nuit. Mais depuis quinze ans, ses journées, il les passe à soigner, pour l'amour de Dieu, tous les indigènes de la ville et de la campagne. C'est le Vincent de Paul de ces rochers. Dans la ville, au milieu de bien des œuvres, quand il a fallu un responsable indiscuté, il n'y a eu qu'une voix : « Prenez le gardien de phare. »
Il me tardait de voir ce solitaire. D'abord, si son phare est totalement isolé, ce gardien vit au milieu d'une parfaite famille. Ce n'est pas un ascète : il m'a fait déjeuner avec des moules inoubliables, pêchées et cueillies par lui une heure avant. Ce n'est pas un bavard : il a été quasi impossible de lui arracher des détails sur une activité dont tous m'ont parlé sauf lui.
J'entends souvent des conférenciers expliquer les multiples conditions requises pour le « représentant de la Charité ». Il paraît qu'il faut qu'il soit du milieu. Il paraît qu'il doit habiter le quartier. Il paraît qu'il doit remplir dix ou douze conditions précises d'âge, de profession, de cerveau, que sais-je encore ? pour réussir auprès du prochain. C'est tout juste si un manuel ne va pas mettre la Charité en équation.
Je trouve la réponse du bon sens au centre même de l'Afrique : dans une boucle du Niger, un administrateur entêté décida de faire revivre une oasis desséchée en creusant une rigole de 32 kilomètres. Il eut tous les ingénieurs contre lui. Sans crédit, avec une pauvre équipe, des brouettes et des pelles, il a terminé ce miracle. De partout, on vient visiter maintenant l'oasis verdoyante de Ras-el-Ma.
« Pourquoi n'y croyait-on pas » ? a-t-on demandé à l'entêté.
« Parce qu'on faisait trop de calculs », a-t-il répondu. Je dédie cette réponse avec l'histoire de mon gardien de phare, aux calculateurs, et aux timides, et aux hésitants, qui restent immobiles devant le chantier de la Charité.
Mgr Jean RODHAIN.
[1] Réédité dans : CGV, pp.243-246.