Algérie et Madagascar
Jean RODHAIN, « Algérie et Madagascar », Messages du Secours Catholique, n° 88, mai 1959, p. 1.
Algérie et Madagascar
Depuis le précédent numéro de « Messages », le Secours Catholique a dû faire face à deux sinistres énormes mais différents, mais dissemblables en tout.
Un sinistre de la nature à Madagascar et un sinistre des hommes en Algérie. Ici cent mille sinistrés, et là un million de réfugiés. Ici des régions entières dévastées, et là aucune terre littéralement dévastée. Aucun rapport entre Ies deux sinistres. Aucune comparaison possible. Le public s'est passionné pour Madagascar et il a donné magnifiquement dans la France entière, dans toute la Communauté, une lame de fond a soulevé les générosités. Pour les réfugiés d' Algérie personne ne bouge, parce que personne ne sait, et je n'accuse personne : moi-même je n'y comprenais rien avant d'aller sur place.
Et cependant, bien qu'il n'y ait, je le répète, aucune mesure entre Ies deux sinistres, bien qu'il me semble être indécent de les rapprocher, je suis bien forcé tout de même de le faire pour une raison de coïncidence : il a fallu que le Secours Catholique prenne une décision la même semaine pour les deux sinistres à la fois. Un médecin appelé le même soir au chevet de deux blessés dissemblables, a bien le droit, sans chercher les auteurs des blessures, sans faire aucune comparaison entre la valeur des victimes, il a bien le droit de comparer ses propres méthodes utilisées par lui dans deux cas. différents ce soir-là. De même, cette coïncidence des deux problèmes : sinistrés ici, réfugiés là-bas, conduit le Secours Catholique à examiner devant vous les méthodes par lui utilisées simultanément, et cependant si différentes...
Les cinq cyclones successifs de Madagascar aboutissaient à une catastrophe.
II s'agissait d'abord d'appeler au secours. Certains s'étaient étonnés que pour les inondations du Gard, ou d'ailleurs, nous n'ayons pas lancé d'appels tragiques. Notre devoir est de distinguer entre sinistres, suivant leurs dimensions, et de n'alerter tout le public que pour les véritables catastrophes. Vérité d'abord. Et puis il faut mesurer les appels à la dimension des besoins. C'est la première condition pour garder la confiance du public. Madagascar était aux dimensions d'une catastrophe : ici, nous avons appelé au secours.
Après ces appels, envoyer des secours. Pas n'importe lesquels. Un avion dispose d'une place très limitée. II faut avoir des stocks de vêtements, en balles comprimées, disponibles sur l'heure. C'est pourquoi nous avons pu utiliser aussitôt le fret aimable d'Air France et de la T.A.I. Question d'outillage, d'équipement.
Il faut adresser des secours à un organisme précis déjà sur place : or sept délégations du Secours Catholique fonctionnent depuis cinq ans à Madagascar.
II faut enfin une documentation exacte sur les besoins, et une liaison continuelle avec Paris. Or dès le surlendemain, un délégué de notre Siège Social, le Général Codechèvre, arrivait à Tananarive.
Le mécanisme était en place. Il a fonctionné. Il continue. Merci à ceux qui nous ont aidés. Merci à ceux qui continuent. Voir les compte-rendus pages 3 et 4 .
Pour les réfugiés d'Algérie, chacune des données du problème est différente.
Depuis un an nos Comités de Secours Catholique d'Oran, Alger et Constantine multipliaient leurs appels à ce sujet. A Paris nous recevions toutes les semaines, signées de généraux, de colonels, ou de simples soldats, des demandes de vivres a pour les réfugiés. Or, dans la presse, silence complet.
Combien étaient ces « réfugiés » ? Personne n'était capable de nous fournir un chiffre, ni un état d'ensemble. Je suis donc allé sur place. J'ai commencé à la frontière tunisienne et j'ai poursuivi jusqu'à la frontière marocaine. De Bône à Aïn-Témouchen, j'ai visité du matin au soir toutes les autorités locales, civiles et militaires. Je me suis astreint à circuler de centre de repliement en centre de repliement, et à ne voir que ce problème: J'ai découvert qu'il s'agissait de plus d'un million d'êtres humains, en majorité des femmes et des enfants. J'ai découvert qu'en fait, quels que soient le travail réalisé, les efforts accomplis, les services évidents rendus par I'armée parmi ces réfugiés, une proportion notable, surtout chez les enfants, souffrait de la faim. Je l'ai vu. J'en témoigne.
Voir, ensuite prendre une décision. C'est ici, encore une fois que la méthode va différer de celle réclamée par Madagascar, dont la misère a été proclamée en quelques heures par toute la presse et toutes les radios.
A cette foule d'un million de réfugiés, suffit-il, pour une œuvre de charité, de distribuer des vivres ?
On ne peut nous accuser d'inertie. Des vivres et des vêtements, Ie Secours Catholique en a distribué depuis trois ans en Algérie pour plus de 950 millions de francs (en provenance pour les 9/10ème du Secours Catholique Américain). Mais la Charité ne doit supplanter ni la Justice, ni la Vérité. Le Secours Catholique n'est pas une gigantesque épicerie. Charité est avant tout Pédagogie. Si parmi ce million de musulmans, citoyens français, une notable partie souffre de la faim, mon premier devoir est d'aller l'exposer aux autorités de qui relève ce problème. Je l'ai fait. Vous trouverez en pages 6 et 7 un résumé du rapport que j'ai présenté, et commenté, en haut lieu, partout à Alger et à Paris. Depuis lors, les mêmes autorités ont ordonné une commission d'enquête. Son rapport officiel est encore plus pessimiste que le mien. Depuis lors cette méthode du « repliement » obligatoire des populations vers des centres de réfugiés est interrompue. Sa réalisation est aujourd'hui formellement interdite. Le Secours Catholique ne regrette pas d'avoir dit, et crié, la Vérité[1].
Seulement pour découvrir cette misère dans toute son étendue, il a fallu aller sur place, il a fallu du temps. Il a fallu des documents, et toutes les autorités locales, civiles et militaires me les ont livrés en toute loyauté, mais chacun n'en connaissait qu'une parcelle[2]. J'ai pu en terminer l'effarante synthèse à l'heure même où je recevais le premier télégramme de Madagascar. Voilà pourquoi le Secours Catholique ayant eu à travailler, au même instant, sur deux fronts à la fois, je me suis permis sans pour cela comparer un sinistre à l'autre, de vous exposer les méthodes différentes employées par nous dans un cas et dans l'autre.
D’autres vous conteront le dévouement des responsables dans les boues de Madagascar.
Ce que j'ai vu, et ce dont je puis témoigner, c'est l'obscure abnégation de ceux dont on ne parle pas : les cheminots civils de l'Algérois, à leur poste nuit et jour, sur des rails où sont déjà tombés plus de leurs camarades que pendant une longue guerre. Ces cantonniers, ces agents des P.T.T. qui inlassablement, au péril de leur vie, réparent la route minée, ou replacent chaque matin des centaines de poteaux télégraphiques. En silence. Sans manifeste, ni proclamation.
Depuis le Président de Saint-Vincent de Paul de Perregaux, jusqu'au délégué du Secours Catholique d'Affreville, combien sont-ils, qui ont versé leur sang pour la paix…
Laissant Sidi-Bel-Abbès sur la droite, on dépasse Mascara et après Oued Turia la route de Colomb-Béchar se faufile vers le Sud. J'allais vers Saïda. Les guides pour touristes l'appellent la Bienheureuse. Saïda est aujourd'hui le P.C. du colonel Bigeard. Mais si je voulais descendre jusque-là, c'est parce que le Comité de Saïda est un des plus actifs du Secours Catholique d'Oranie.
A partir de Franchetti, on m'invite à regarder l'effroyable spectacle : les milliers d'oliviers sciés. Autrefois I'Église sanctionnait le péché contre l'arbre. Cette sève, créature de Dieu, indispensable à l'homme, les évêques du Liban la défendaient au Moyen Age en prononçant l'excommunication contre celui qui meurtrissait un cèdre. Et voici le crime étalé dans la plaine sans mesure. Plus un arbre sur des kilomètres. Tout a été scié la nuit, il y a deux ans, par ordre des fellaghas.
Mais qu'est-ce ? En approchant, ces moignons ont une couleur qui n'est pas d'écorce. Sans qu'on Ies ait greffés, chacun de ces oliviers a repris. Ils ont tous repris vie. Au niveau même de l'amputation, le tronc noir a fait repartir des rameaux verdoyants.
La route est bordée d'une haie encore basse d'un vert olive argenté. La plaine, vrai cimetière l'an dernier, ondule au vent comme un tapis vivant de jeunes pousses.
Malgré l'homme l'olivier a repris. Espoir ? Pourquoi pas ?
Mgr Jean RODHAIN.
[1] Regarder une situation, cela ne veut pas dire accuser quelqu'un. Ces populations, si elles étaient restées cet hiver dans leur douar auraient souffert davantage. Ce repli, ces constructions étaient une étape nécessaire. Mais l'autre partie du problème reste à résoudre. Il faut recoudre maintenant... .
Je demande à ne pas être jugé; et condamné sur ces dix lignes qui ne peuvent présenter tous les aspects. Je demande qu'on veuille bien se reporter aux .pages 6 et 7 où j'essaie de décrire la situation avec les nuances qu'elle comporte.
[2] Je voudrais que l'on m'explique comment au siècle de la télévision, à l'heure où nous surabondons d'experts et de sociologues de tout poil, à l'heure où Paris est saturé de conférences sur tout et tout, les chrétiens ont pu vivre à côté de ce million de réfugiés, leurs frères et leurs compatriotes, sans qu'il y ait eu à leur sujet une seconde à la télévision, un seul mot d'un expert, ou une allusion à un Congrès. Je me demande même si ces lévites qui étaient - comme saint Martin - officiers, en écrivant à leurs évêques pour leur exposer leurs soucis pastoraux, ont consacré beaucoup de pages à ce troupeau de femmes et d'enfants qu'ils côtoyaient et à la faim de ce troupeau...