L épée de saint Martin
Jean RODHAIN, « L'épée de Saint-Martin », Messages du Secours Catholique, n° 124, novembre 1962, p. 6.[1]
L’épée de saint Martin
Une épée. Quelle idée de se servir d'une épée pour partager un manteau ? Ma couturière affirme que c'est encore une idée de célibataire. Ma couturière aurait suivi l'ourlet pour trouver la couture et, point par point, jusqu'au col, aurait d'abord retiré les fils de la doublure et ensuite exactement décousu le drap sans couper un seul brun d'étoffe. Ou, plutôt, elle n'aurait rien décousu, parce que si saint Martin avait attendu sa couturière, elle aurait su – sagement - lui expliquer qu'au vestiaire il restait un manteau usé qui ferait bien l'affaire. Cela suffirait pour ce pauvre. Et qui sait si Martin n'aurait pas faibli, tout officier qu'il fût, devant ce prudent raisonnement de sa gouvernante ? Ces Marthe indispensables savent admirablement faire reculer les militaires.
Un coup d'épée. Un manteau déchiré. Et dans le froid vif un pauvre revêtu. Voilà du Ciel un regard qui tombe de Celui-là même qui a dit : « J'étais nu et vous M'avez vêtu. » Et voici sur terre, depuis des siècles, une image qui demeure. Des milliers de publicitaires cherchent des slogans pour une marque de manteau indéchirable : ils ne trouvent pas. Et pour le manteau déchiré, le coup de l'épée bat tous les records de publicité : même l'illettré connaît saint Martin, et, parmi les lettrés, 99% d'entre eux, de saint Martin ne connaissent que l'épisode du manteau... et de l'épée.
Pourquoi donc ?
Parce que ce geste décidé impressionne les indécis que nous sommes tous.
L'hiver sera froid. Devant mon radiateur glougloutant de chaleur, je pense aux vieux dans leur grenier et, car je suis bon avec eux, je voudrais partager. Ce bon désir va même flotter dans toutes mes soirées, et m'attrister ; et je vais chercher à me justifier parce que, tout de même, je voudrais, je voudrais bien, je vouvoudraidrais bien... Et si ce soir je liquidais d'un coup - d'un coup d'épée - mon armoire trop pleine : je ne sais pas, si j'aurai fait du bien, mais j'aurai gagné une victoire sur moi-même. Saint Martin reste professeur à l'École de Guerre, la guerre contre soi-même, la plus difficile des guerres.
Les enfants ont faim. Pas tous, mais certains. Ils ne meurent pas comme des squelettes, non-certes. Mais ils dépériront faute de lait. La radio l'a dit. La télé me l'a décrit. Cela me gêne tout de même devant mon café-crème. C'est bon, une gauloise, mais pourquoi m'avoir montré que deux paquets de gauloises économisés, cela vaut une boîte de lait pour l'enfant sans lait ? Cela m'empoisonne d'y penser, tandis que la fumée m'enveloppe de son laiteux manteau. Manteau : chèques postaux. Mon carnet. Un pointillé à déchirer. Un coup d'épée. Un chèque postal à 5620-09. Ah ! saint Martin, pourquoi m'avez-vous décidé ? C'est fait.
Saint Martin avait fait le vœu, à la fin de sa vie, de ne plus assister ni aux synodes ni aux Conciles, car il remarquait à chaque discussion une diminution de son don des miracles. En son temps, il y avait beaucoup de miracles et beaucoup de conciliabules. Aujourd'hui, il n'y a guère de miracles, mais voici enfin un Concile. Et tout le monde, du coiffeur au speaker, m'en parle. On ne sait pas comment cela finira, ce Concile, mais déjà, quel coup d'épée dans le voile du Temple : ceux de Moscou sont au Vatican. A la paroisse, on était calfeutré dans un rideau de préjugés, et le voici déchiré, puisqu'au Concile, on parle ouvertement de réformes inespérées.
Moi-même j'étais empêtré dans un filet d'œuvrettes vénérables. Coup d'épée dans le décor : l'Afrique regarde par la déchirure et mesure la Charité de l'Église. Et voici l'Église face à face avec 2 milliards d'âmes qui l'interrogent. Misereor super turbam. Est-ce que je reste drapé dans un manteau de traditions vénérables? Est-ce que je reste emmailloté par ces demi-désirs qui, d'une année à l'autre, me font envisager d'être réellement visiteur de prison ou d'hôpital ? Cela déchirera un de mes week-ends, cela risque de me découdre une douce habitude. Il faut bien qu'un jour, je me décide et je tranche. Ce jour de la coupure et du don, c'est le jour du Secours. C'est Dimanche 18 Novembre, saint Martin, avec son manteau déchiré, m'attend. Il me présente le manteau. Il ne dit rien, mais c'est, cette épée qui me parle : « Vous serez l'Église vivante, parce que vous serez l'Église servante. » Les réfugiés, les prisonniers, les enfants, les sinistrés de toute l'année attendent. Cela ne tient qu'à un fil. Je tranche. Et, ce jour, je partage...
Jean RODHAIN
[1] Article non signé mais formellement identifié Jean Rodhain par Françoise Mallebay.