L’Église est-elle encore l’Église des pauvres
Jean RODHAIN, « L'Église est-elle encore l'Église des pauvres ? », Messages du Secours Catholique, n° 127, février 1963, p. 1.
L’Église est-elle encore l’Église des pauvres ?
Hier dimanche, sortie de la grand-messe à Champigny-sur-Marne. Le missel sous le bras, la plupart des fidèles entrent chez le pâtissier. A côté du coiffeur. Ensuite un magnifique Uniprix. Et la rue continue avec villas et jardinets. Et tout à coup la rue civilisée s'arrête net : plateau balayé par le vent. Cité des Portugais, six mille habitants. Planches et tôles. En ce terrible hiver, par moins quinze, les femmes font 400 mètres pour chercher l'eau en plein vent.
Les hommes gagnent bien dans le bâtiment : bons ouvriers. Mais pas de logements. Pas logeables facilement à cause du négrier. Quel négrier ? Celui que tous connaissent bien et qui, pour 1.200 F par tête leur a fait passer la frontière clandestinement afin de pouvoir travailler. Vous ne le saviez pas ? Mais je vous citerai d'autres négriers : celui qui passe depuis Dakar les clandestins noirs et les entasse dans les hôtels du Havre et de Marseille. Et celui qui loue la même chambre deux fois par jour à ses compatriotes d'Algérie. Cela peuple les bidonvilles de cette ravissante Ile-de-France, sur lesquels glissent les Caravelles emmenant les Pères au Concile.
A l'entrée du Concile, un photographe cherchait la série des violets dont l'enfilade serait parfaitement panachée. A la sortie de certaines séances, il n'osait plus opérer car, sur les mitres, il semblait deviner en relief les chiffres des calories des diocèses affamés. D'avoir entendu dans l'Assemblée le cri des évêques de la faim ne peut s'oublier. « A quoi bon parler de Carême et de jeûne à nos diocésains qui jeûnent toute l'année ? » L’Église est avant tout l'Église des Pauvres avait proclamé le Pape en ouvrant le Concile. Et comme un écho - un écho imprévu par ceux qui avaient tout prévu - cet interminable cortège des Pauvres du Christ semblait murmurer en fond sonore sous chacun des schémas exposés.
Église des Pauvres : il ne s'agit pas que du contraste entre le bidonville et l'arc ogival. Il n'y a pas que le clochard qui soit pauvre. C'est un pauvre homme aussi que le sourd, et l'aveugle. C'est un pauvre que celui qui n'a pas la clef pour comprendre, pour lire, pour deviner, pour entrevoir, pour communiquer. C'est une pauvreté qu'une âme enfermée en elle seule à huis clos.
« L'homme contemporain a souvent l'impression d'être de deux âges, selon qu'il considère en lui science ou conscience, intellectualité et spiritualité : de l'une à l'autre il y a différence de phase et la communication est coupée... les exigences de l'ordre (sont) toujours offertes sous les anciennes espèces. »[1]
C'est en regardant vers les laboratoires et les académies, vers les universités et vers les syndicats, tout autant que vers les bidonvilles que Jean XXIII a songé en parlant de l’Église des Pauvres...
Depuis Job étalé sur son dénuement et depuis Salomon enchaîné à sa très pauvre grandeur, chacun arrive tout nu dans son berceau. Il repart avec son seul linceul vers son Juge. Entre temps il découvre que pour l'aimer, le Christ n'a pas fondé avec des riches une société de bienfaisance penchée vers les autres : Il a choisi douze pauvres. Ça, ce fut l'Église du début. Elle fut vivante.
Elle est redevenue vivante au cours de l'histoire chaque fois qu'elle est redevenue véritablement l'Église des Pauvres.
Au moment où ce Concile va reprendre son second souffle, ce numéro de « Messages » cherchera à faire le point sur ce problème. Non pas pour juger l'Église. Mais pour nous interroger chacun : entre le bidonville et la cathédrale, avons-nous, oui ou non, le sens des « Pauvres du Christ » ?
Jean RODHAIN.
[1] Ed. Le Roy « L'Avenir spirituel de l'Europe », La Revue 1-2-48, p. 397-398.