L’enfant sur la route
Jean RODHAIN, « L'enfant sur la route », Messages du Secours Catholique, n° 136, décembre 1963, p. 1.
L’enfant sur la route
La route monte vers la ville.
Avec une pauvre carriole, ou bien une 15 CV, chacun traîne sa charge quotidienne. Sur sa route chacun bute sur les cailloux. Il y en a de toutes sortes. Il y a l'échéance du loyer. La grande fille qui tousse trop. Ce fils sans travail. La traite présentée demain. Le grand père qu'on ne sait plus à qui confier. Et plus lourd qu'un baluchon, ce secret que l'on veut garder - si lourd - pour soi tout seul. Mais, parmi ces cailloux, pourquoi cet enfant au bord de la route, vers moi se retourne-t-il ?
Aujourd'hui la route est au kilomètre 12 : c'est le dernier mois de l'étape annuelle. Après le prochain virage, il y a, je le sais, un feu rouge : Noël.
Et encore au bord de ce virage, un enfant. Ce n'est pas un rêve, ni une illusion, ni une apparition. C'est une rencontre : Stop.
Non cet enfant ne fait pas de l'auto-stop. Mais il m'attend.
Avant ce rendez-vous je vais me rabâcher - comme chaque année en décembre - mes chers prétextes : « Je ne crois plus au Père Noël ». « Je veux bien croire à l'existence de Bethléem et de son Enfant dans la paille : mais c'est tellement loin ». Qu'a donc à voir cette poésie de l'Évangile avec mes coups de téléphone, mes tracas de bureau, ces grèves, et mon bilan comptable ? Que m'importe cette histoire de crèche, de bergers et de mages tandis qu'à la sortie du métro, je vais trouver mon repas mal réchauffé et que ce soir je pleure mon chien perdu ? Et cependant pourquoi cet enfant se retourne-t-il, et me regarde-t-il sur ma route ?
Sur cette route de Décembre j'avance chaque jour - sans retour - vers une échéance lointaine, mais certaine. Un an de plus. Et en même temps un an de moins à marcher. Car le jour vient où sur ma route, ce sera l'arrêt.
Un clair regard d'enfant. On n'échappe pas à un regard d'enfant. Ce n'est pas la page d'un livre. Ce n'est pas la déclaration d'un philosophe. C'est la jointure du réel perçu et du mystérieux imperceptible. C'est un regard perçant tous les décors, tous les écrans, toutes les conventions. Un regard qui, mystérieusement prend rendez-vous avec ma pauvreté, mon intimité et mes secrets les plus secrets.
C'est une certaine présence qui déjà sidérait les docteurs dans le Temple. Temple ou H.L.M., banlieue ou hameau, année première après la naissance de Jésus-Christ ou Année 1963, partout, inévitablement, cet Enfant Dieu guette au bord de la route.
Il regarde venir. Il me regarde venir au détour de ma route : c'est Noël.
Pourquoi m'attendait-il depuis si longtemps ? Bethléem, c'était hier. Noël, c'est aujourd'hui, et c'est autre chose que la vitrine avec son sapin doré. Ma route tourne. Feu vert. Ou bien étoile. Je ferme les yeux. Je vois encore mieux cet Enfant qui marche maintenant au même pas que moi, si doucement que je ne l'entends même pas. C'est une présence. Une certaine Présence. Une Présence certaine. C'est - à l'intérieur - Noël.
J.R.