Passeport pour l’éternité
Jean RODHAIN, « Passeport pour l'éternité », Messages du Secours Catholique, n° 126, janvier 1963, p. 1.
Passeport pour l’éternité
Sidoine : Il y a un article que vous n'oserez jamais écrire à propos de la charité, vous parlez de visiter les prisonniers ou de soigner les malades. Mais, dans cette énumération des « sept œuvres de Miséricorde » telle qu'elle figure dans toutes les enluminures du Moyen Âge, vous ne citez jamais la septième et dernière. Elle concerne les défunts. Vous vous taisez, car vous auriez trop peur de perdre des lecteurs de MESSAGES en abordant un si funèbre sujet.
Moi : Un sujet d'actualité ...
Sidoine : Pardon, l'actualité en 1963 n'est pas la mort, c'est la vie prolongée. Il y a un siècle, l'âge moyen était de 42 ans. Actuellement, avec la pénicilline et le reste, on vit en moyenne au-delà de 70. L'actualité, aujourd'hui, c'est la vie. Je suis pour le progrès, moi.
Moi : Et moi, je suis pour la vérité. L'homme de 1963 reste, à soixante ans, en pleine forme. Il roule à 100 à l’heure et trouve, finalement, un platane ou une borne. Cela fait une carrosserie en miettes. Cela fait aussi quatre orphelins et un procès en dommages et intérêts.
Sidoine : Il y a les assurances, obligatoires même.
Moi : Cela fait aussi - sans aucune assurance - un conducteur qui paraît illico, sans dommages ni intérêts, devant un certain Juge.
Sidoine : C'est pas public ça. Et ce n'est pas à écrire dans un journal. N'en parlez pas dans Messages, ce côté-là du décor les lecteurs n'aiment pas ça. Il leur faut du pittoresque, du sensationnel.
Moi : En fait de sensationnel, si ce Boeing s'écrase avec quarante-sept passagers, vous voulez que je rabâche comme un perroquet : « cadavres méconnaissables », « autorités sont sur les lieux », « givrage ou défaillance mécanique », « une enquête est en cours » ?
Pourquoi ne pas présenter aussi l'autre actualité : la brutale arrivée des quarante-sept passagers devant le Jugement ? La stupeur de tous. Celui-là préparait sa déclaration pour la douane de l'aérogare. Celui-ci comptait déjà retrouver dans trente minutes sa petite amie à Orly. Celle-ci vérifiait le cadeau rapporté de New York pour la grand'mère du Boulevard Malesherbes. Et clac, dans un grand sifflement inexplicable, ces quarante-sept hommes et femmes tombant de haut, se trouvent face à face avec l'Eternité. Au lieu des sourires d'Orly, c'est la solennité de Dieu le Père. C'est leur vie qui défile devant la balance du Juge et devant le Christ en majesté qui pèse et qui partage. Et pour la série des quarante-sept, classe touriste comprise, Notre-Dame s'avançant et intercédant avec un sourire vers cette hôtesse de l'air qui, le chapelet à la main, en était justement dans son Ave à « maintenant et à l'heure de notre mort ».
Un reportage sur ce côté du décor, Sidoine, cela ne vaudrait-il pas le récit classique de l'avion carbonisé en bout de piste ?
Sidoine : Oui, mais les lecteurs n’aiment pas cela, et les passagers n’y pensent pas.
Moi : Mais si, ils y pensent. Seulement ils ne veulent pas en convenir. Regardez une gare : sur les quais la foule est détendue et les adieux sont toujours bruyants. Regardez une aérogare : silence. Atmosphère toujours soucieuse. La moitié des futurs passagers ont 500 gr d'angoisse sur l'estomac, certains sont verdâtres de peur, mais ils seraient furieux qu'on devine leur peur. Au Moyen-Âge on priait pour les navigateurs. Aujourd'hui les hommes de l'actualité escamotent l'actualité la plus saisissante, l'évènement le plus fréquent : la mort ; on ne sait plus la regarder en face.
Sidoine : C'est comme Bossuet qui en chaire osait, lui, à propos de la mort donner publiquement aux Princes de « grandes et terribles leçons », tandis que vous, Monsieur le Curé, au prône, aujourd'hui, vous n'oseriez pas interpeller...
Moi : Sidoine, pas de politique.
Sidoine : Oui, mais ces funèbres histoires n'ont rien à voir avec le Secours Catholique.
Moi : Au contraire, ceci nous concerne aussi ! Le prisonnier d'un avocat, le vieillard isolé a besoin d'un secours, l'enfant du pays lointain attend du pain. Or qui est plus prisonnier, plus isolé, plus lointain que celui dont les yeux viennent de se fermer. Il n'y a plus besoin d'avocat, ni de secours. Ou plutôt pour ce défunt notre prière ne reste-t-elle pas le seul secours télé-portable, télé-visable, télé-secourable ?
Au Secours Catholique désormais dans notre nouvelle chapelle une Messe est célébrée dès l'annonce d'un accident d'avion, d'un tremblement de terre, d'une catastrophe. Pour Noël, dans notre douce France, les autos ont écrasé 58 personnes et le froid en a tué 10 fois plus. Pourquoi ne pas penser aussi à ceux-là qui ont maintenant besoin d'autre chose que de charbon et de couvertures.
Sidoine : Oui, mais les gens donnent pas pour cela. Vous allez mécontenter vos lecteurs.
Moi : Sidoine, si un donateur est mécontent, je lui rembourserai son don. Nous aidons matériellement, sans distinction de religion, toutes les misères, tous les malheureux. Mais nous ne sommes pas une œuvre neutre, nous n'avons pas un faux nez laïque : nous croyons que la vie continue au-delà et donc la Charité aussi...
Sidoine : Je veux bien, mais je ne vois pas l'utilité - surtout dans une page de bonne année – d'aborder cet aspect du Secours. Ca devrait rester secret et discret. Les défunts, ils ne le liront pas, votre article.
Moi : Mais parmi les vivants il se trouvera peut-être un conducteur d'auto qui me lira. Quoique couvert par une parfaite police d'assurance, peut-être découvrira-t-il qu'au-delà du Code de la Route, il y a un au-delà ?
Qu'en allant dans le décor, il trouvera aussi l'envers du décor ? Je n'aurai perdu ni mon temps ni mes vœux si j'amenais un seul conducteur au moment de doubler en 3ème position à penser que dans la 2 CV en face, il y a son « prochain ». Qui sait, si sans avoir entendu le grand Bossuet, il ne restera pas alors dans la file de droite
Bonne route, et bonne année.
Mgr Jean RODHAIN
P.S. – Sidoine est mon sacristain insupportable et indispensable et fidèle.