Ce sont les pauvres qui paient
Jean RODHAIN, « Ce sont les pauvres qui paient », La Croix, 22 juillet 1965.[1]
Ce sont les pauvres qui paient
Chronique par Mgr Jean RODHAIN
Je suis totalement incompétent en politique internationale. Je ne juge pas, je ne condamne pas, mais je lis le communiqué officiel :
« Trois vagues successives sur la banlieue d'Hanoï. Mille tonnes de bombes. Objectifs atteints. Un avion porté manquant avec cinq hommes à bord. » L'aumônier militaire de la base (ou du porte-avions) récitera donc l'Office pour ces cinq victimes militaires...
Vous permettez que je fasse de même pour les 5.000 civils, innocentes victimes de cette opération ?
Le communiqué n'en parle jamais. Les journaux presque jamais. Mais je connais ce delta de Tonkin, avec ses rizières les plus peuplées du monde. Pour un pont détruit - et les Français connaissent par expérience vécue la largeur des tapis de bombes - combien de femmes et d'enfants ensanglantés ?
Stratégiquement : c'est un succès militaire. Humainement : c'est un massacre. Chrétiennement : c'est un scandale. Et j'ai, sur mon bureau, la lettre d'un vieil ami, missionnaire au Vietnam, qui me supplie de parler, sinon le silence des chrétiens d'Occident éclipsera les plus beaux schémas du Concile.
Parce que ce sont les pauvres gens des rizières qui paient à tous les coups.
Le chauffeur du camion que j’emprunte ce matin habite en banlieue avec sa famille : 3 pièces pour 11 personnes. J'ai vérifié : son dossier est en attente aux H.L.M. depuis trois ans. Mais on trouve des appartements de luxe, libres tout de suite, tant qu'on en veut.
Est-ce un cas particulier ? Que non pas. La politique actuelle du logement conduit à un écrasement des petits. Un jeune ménage ne peut se loger qu'en empruntant à des taux excessifs.
« L'usure a reparu sur les bords de la Seine à des taux asiatiques. » Ce n’est pas moi qui le dis, c'est la conclusion d'une étude sur le logement que vient de publier un maître des requêtes au Conseil d'État[2].
Toutes les enquêtes sont concordantes : le développement réel et rapide de la construction se spécialise vers les opérations rentables. Dans cette politique, il y a une seule victime : les pauvres.
Voici, dans un jeune pays du Tiers-Monde, un admirable effort agricole. Grâce à l'aide de la F.A.O., un plan est adopté et financé. Grâce à de généreuses initiatives privées, un outillage est procuré. Grâce à des formateurs bénévoles, tout est mis en œuvre. Le désert devient une oasis. Le problème de la faim semble résolu. La province arrive enfin à une production exportable. Mais tout le café produit restera sur le quai. Mais le cacao restera inutilisé. Les lois implacables des marchés internationaux ont fixé un prix mondial du café ou du cacao, qui dévalue toute la production de cette jeune province.
Est-ce la faute des trusts, ou des financiers, ou des institutions internationales ? Je n'en sais rien. Je ne suis ni expert, ni juge, mais je constate le résultat : les victimes ne seront ni les trusts, ni les institutions internationales. Les victimes seront les paysans de la Haute-Volta ou les ouvriers agricoles du Mozambique.
Ce sont toujours les plus pauvres qui paient.
Un médecin a comparu devant le tribunal de E. : cinq fois de suite des forains lui avaient demandé de visiter une voisine mourante. Cinq refus avec réponse : « je fais ma sieste. Ces petites gens ne sont pas revenus une sixième fois, car la voisine mourut quelques instants après la cinquième démarche. J'ignore si le médecin sera condamné. Je souhaite qu'il soit acquitté après avoir prouvé qu'il était dans son droit strict. Je me pose seulement une question : si, pendant cette longue sieste, ce médecin avait reçu un seul coup de téléphone au sujet de la femme du préfet ou de la fille du banquier, aurait-il répondu ainsi ?
Les progrès de la médecine sont admirables. Les lois sociales sont des réussites inestimables. Mais si l'homme ainsi équipé, reste aussi dur que l'homme du XIIIe siècle, ce progrès est nul. Comme au XIIIe siècle, devant l'homme fort, dans notre glorieux XXe siècle, c'est le pauvre qui paie.
Le progrès véritable commence par former le cœur de l'enfant en lui apprenant le B. A. BA de l'essentiel : « J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger. »
Si on me prétend que je suis primaire et que je ramène tout à des questions trop simplistes, je réponds que c'est exact. J’avoue. Je plaide coupable. Mais aussitôt je réplique : « Combien comptez-vous, pendant chaque semaine de vos douces vacances, de femmes et d'enfants massacrés par les bombes au Vietnam ? Combien ? »
Dès que vous m'aurez donné ce simple chiffre, je consentirai alors à me taire et à écouter les problèmes philosophiques que vous désirez exposer.