Les Indes vues de Jérusalem
Jean RODHAIN, « Les Indes vues de Jérusalem », Messages du Secours Catholique, n° 162, avril 1966, p. 1.
Les Indes vues de Jérusalem
Depuis les terrasses de la « Maison d'Abraham », dominant le ravin du Cédron, on ne se lasse pas de contempler Jérusalem, ses murailles, ses coupoles, et son histoire si durement plantée au cœur de tout croyant.
Ce soir, la lune de Nisan balance son croissant déjà épais sur Jérusalem endormie. Chacun l'observe, car la pleine lune de Nisan marquera Pâques. Et cette année 1966, il y a coïncidence de la Pâque orthodoxe avec la Pâque catholique. Aussi, dans Jérusalem apparemment endormie, ce ne sont que préparatifs. On agrandit les magasins, on achève les nouveaux hôtels. Les pèlerins coptes arrivent déjà de Chypre avec leurs costumes bariolés. On ne trouve plus une seule chambre à louer, plus un seul lit disponible. Et le pèlerin, enfin parvenu sur cette Terre Sainte tant désirée, s'émerveille de cette affluence dans cet admirable décor inchangé.
Inchangé, le mot est de trop. Le Mont des Oliviers, intact depuis la nuit de l'Agonie, est défiguré désormais par un gigantesque hôtel américain « à air conditionné ». Venez vite en pèlerinage entre les derniers oliviers de Gethsémani : dans dix ans, ce Mont des Oliviers ressemblera à Sarcelles, tant on y bâtit fébrilement.
Il n'y a pas que le décor qui change. Sous l'impulsion de son roi, la Jordanie réalise un redressement étonnant. Partout se construisent des écoles. Un réseau de dispensaires et d'hôpitaux s'agrandit à vue d'œil dans ce pays sans industries.
Au pied des remparts de Jérusalem, j'aperçois sortant d'une longue file de camions un cortège silencieux. Ce sont des pèlerins revenant de La Mecque, s'arrêtant pour prier sur la pierre d'Abraham. A Jérusalem, leur nombre grandit sans cesse : Turcs ou Marocains, ils arrivent entassés dans des camions, après 5.000 kilomètres de sable et de poussière, et pas un ne loge en hôtel. Pendant ce temps, beaucoup de familles chrétiennes s'expatrient vers le Liban ou l'Amérique du Sud. Il y a dix ans, en Jordanie, les chrétiens formaient 12% de la population. En 1966, ils ne sont plus que 6%... Nos pèlerins latins feraient bien, en Jérusalem, de ne pas regarder seulement les antiques reliques, mais aussi ce monde qui change à vue d'œil...
Ce panorama unique - qui s'étend depuis la fontaine de Siloë, au creux de la vallée, jusqu'à la lourde coupole du Sépulcre - pour moi, ce soir, ce n'est pas seulement le cadre exact du Chemin de la Croix d'il y a 2.000 ans.
Si je ne réussis pas à m'endormir, si je n'arrive pas à quitter cette terrasse, c'est parce que notre « Maison d'Abraham », toujours remplie de pauvres pèlerins d'Orient, a abrité aujourd'hui - exceptionnellement - d'autres hébergés. Toute la journée a siégé ici le Comité Exécutif de « Caritas Internationalis ». C'est-à-dire que le bilan a été fait de la générosité merveilleuse qui s'éveille partout pour l'Inde. Puis la délégation de l'Inde a présenté le tableau de sa situation. On savait les chiffres. Mais quand on entend les témoins, on reste confondu devant les faits, et devant l'aspect inextricable de certaines situations. Et puis le rapport du responsable Vietnam. Et puis, les uns après les autres, les dossiers des quatre coins du monde. Les misères dont les journaux parlent. Et les misères dont on ne peut pas parler. Et les dossiers qu'on ne peut publier pour éviter des représailles dans les pays sous la terreur.
Il est facile de faire une conférence sur le Schéma XIII et la Présence de l'Église au monde. Il n'est pas facile de dormir lorsqu'on est au vif de la présence de la misère au monde.
C'est parce qu'elle souffrait déjà de tant de misères que la foule de Jérusalem n'a pas reconnu Celui qui cheminait sur ce chemin d'Emmaüs que je distingue partant juste en face de ce rempart.
C'est parce qu'il y a aujourd'hui tant de misères que la foule attend - pour Le reconnaître - que les disciples comme à Emmaüs - essayent le geste du pain partagé,
Jean RODHAIN.