Les trois tables
Jean RODHAIN, « Les trois tables », Messages du Secours Catholique, n° 163, mai 1966, p. 3. [1]
Les trois tables
La voix orlysienne de l'hôtesse bleu-pastel se déclenche sur deux notes : « Mesdames, messieurs, nous allons franchir l'Équateur dans quelques minutes. Notre vitesse de croisière est de 950 kilomètres-heure, notre altitude de 33.000 pieds (11.000 mètres), la température extérieure est de moins 56 degrés en dessous de zéro ».
Quand j'étais à l'école, je ne savais pas encore que je traverserai un jour la température ultra tropicale de l'Équateur à moins de 56 degrés. Cela fait partie des illogismes de nos voyages actuels où l'humanité sardinienne est rangée dans des boites argentées volantes, marquées J.E.T. ou « Caravelle »...
Malgré les menus hors-classe d'Air-France, j'enrage d'être enfermé dans le poumon d'acier d'un « Boeing ». Je rêve du bateau où l'on respire l'air salin, où l'on savoure la lente approche du port, où l'on vit, avec l'équipage, les mille détails de l'accostage. Le Cardinal Pacelli, se rendant à Buenos Aires pour le Congrès Eucharistique de 1934, apprit l'espagnol pendant la traversée : 14 jours. En 14 heures de Boeing on ne peut rien apprendre, et du printemps d'Orly on plonge brusquement dans les pluies diluviennes du Rio de la Plata.
L'Argentine vous accueille dans un ruissellement d'averses et d'embrassades affectueuses. C'est charmant, vivant, familier et solennel à la fois. Le Président de la République vient en personne présider le Congrès des Secours Catholiques de toute l'Amérique du Sud. C'est un Congrès parfaitement organisé. C'est un déluge sans cesse grandissant de motions et de commissions diurnes et nocturnes.
Ce sont des journées de Caritas à un rythme de tango. Mais ce qui m’intéresse le plus dans ce fougueux Congrès, c'est une table. Dans un bureau, voisin du Grand Amphithéâtre des leçons magistrales, chaque jour se réunissent nos 17 Présidents des 17 Secours Catholiques présents : Argentine, Equateur, Bolivie, Brésil, Panama, Chili, Mexique, Pérou, Venezuela, Colombie, Haïti, Guatemala, Uruguay, Honduras, El Salvador, Nicaragua, Paraguay.
Ils mettent en commun des milliers de kilomètres de chômage, de faim, de favellas, de misère. Sur cette table il y a une humanité qui frémit.
De Mexico à la Terre de Feu, c'est toute une société traditionnelle qui se désintègre, c'est une gigantesque explosion démographique, c'est une mutation galopante de la vie sociale et religieuse[2].
Il n'est pas nécessaire d'être sorcier ou prophète pour sentir les prodromes d'un incendie social. Prions le Ciel pour que dans quelques années il n'y ait pas - comme ailleurs- des bombardiers puissants qui se croient obligés de déverser du napalm sur ces pauvres gens « pour faire reculer le communisme ».
Pour l'instant, il y a cette table où 18 pays discutent d'une charité qui doit se traduire par un développement judicieusement aménagé au service des plus pauvres. On pense au grain de sénevé au milieu d'un cyclone. Mais le grain est semé. Et surtout le travail est coordonné. J'en demande pardon aux agences de tourisme, mais cette table d'un bureau enfumé est mon meilleur souvenir des paysages merveilleux d'Amérique du Sud.
Deuxième table. Pour voir un peu plus clair dans les Indes et les secours aux Indes, nous convoquons, rue du Bac, tous les Supérieurs (ou Supérieures) d'ordres religieux ayant des succursales aux Indes[3].
Il y a ce soir - autour de la grande table - des responsables qui représentent des centaines d'orphelins, institutions, dispensaires, missions (voir page 7). J'aurais voulu que ceux qui ont un doute sur l'existence de la famine aux Indes assistent à de déballage de faits. « Nous avons 800 élèves. Ils jeûnent un jour par semaine : le Dimanche, car ils n'ont à manger le riz habituel que les jours où ils viennent en classe, à la cantine ; chez eux, rien. Nous aurions dix fois plus d'élèves si nous avions du riz. » La première religieuse qui parle est une Irlandaise qui arrive de là-bas après 47 années de travail dans une école primaire...
Au bout de deux heures de travail, les dossiers se précisent, les double emplois sont repérés, les zones critiques se dessinent. Le Secours Catholique ne ferait-il que fournir la table de rencontre, qu'il aurait déjà rempli sa mission
Troisième table ...
Une Œuvre nouvelle m'adresse un magnifique prospectus sur papier glacé. On y supplie le public d'envoyer de l'argent pour sauver les enfants du village de B... qui meurent de faim. Comme le village de B... est lié aux images de l'Évangile, les fidèles destinataires frémissent d'émotion et envoient leurs chèques pour sauver de la mort ces pauvres enfants orientaux.
Où est la vérité : La vérité je vais vous la dire. Je suis déjà allé dix fois, sur place, à B... Dans ce petit village, il y a d'une part, trois Institutions au budget insuffisant, et d'autre part, six Institutions qui ont su drainer des dollars du monde entier. Ces dernières, ne sachant que faire de leurs dollars, construisent bâtiments et chapelles en surabondance. Tout ceci sans méthode ni synchronisation avec le plan d'équipement social de la région.
Il suffirait d'une table réunissant cette douzaine d'œuvres et provoquant leur coordination pour assurer la nourriture abondante de tous les enfants de B... pendant un siècle - et sans dépenser un dollar de plus.
Seulement, cette 3ème table, elle n'existe pas.
C'est pourquoi je continuerai à me battre pour les tables
Jean RODHAIN
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 203-206.
[2] Voir l'excellente étude Houtart-Pin : L'Église à l'heure de l'Amérique latine, Librairie S.O.S. Franco : 13,50.
[3] C'était la première fois qu'ils avaient l'occasion de se rencontrer.