Trois grains de riz
Jean RODHAIN, « Trois grains de riz », Messages du Secours Catholique, n° 161, mars 1966, p. 10.
Trois grains de riz
Venant de Bombay, le cargo indien Jaladharati, au soir du lundi 21 février 1966, sort du détroit de Messine tandis que le soleil couchant illumine encore les neiges de l’Etna. Dans sa cabine, le commandant du Jaladharati, interrogé depuis Marseille qui lui demande par radio d’embarquer 200 tonnes de riz pour la famine, vient de répondre par un refus. Ses armateurs lui opposent un plan de chargement intangible. Il faudrait que l’agent de Marseille – qui est aussi président diocésain du Secours Catholique – fasse le siège des bureaux du schipping de Londres…
Ce même lundi, quai de Javel, à Paris, le chef de fabrication des usines Citroën reçoit une note inhabituelle. Il faut sur le champ arrêter une chaîne de fabrication pour attaquer le montage de trente camions tropicalisés. Il faut non seulement les terminer, mais les acheminer par la route avant samedi minuit jusqu’à Rome. C’est un tour de force irréalisable.
Ce même lundi aux usines Fiat à Turin, le même problème se pose pour mettre en fabrication quarante camions lourds, dans le même délai invraisemblable de 5 jours. Et à Münich les directeurs de Mercedes-Bentz sont en face de la même demande.
Pendant cinq jours le téléphone va fonctionner sans arrêt entre le 106, rue du Bac et le Siège de « Caritas Internationalis » à Rome. Pendant cinq nuits aussi…
Un admirable soleil romain illumine à l’Angélus de midi la place Saint-Pierre. Le Pape Paul VI bénit, ce dimanche 27 février, le long convoi des camions neufs, tous exacts au rendez-vous. Le Pape veut qu’on lui présente chacun des responsables, chacun des conducteurs… Le Pape s’arrête devant le camion type déjà chargé non seulement de riz, mais d’un tracteur et d’une charrue. Le Pape, devant les micros des télévisions, expose comme[nt] la charité non seulement apporte le pain d’aujourd’hui, mais prépare le développement de demain par un travail méthodique « au ras du sol ».
Le dimanche soir les équipes qui remontent sur Paris en Caravelle cherchent à deviner près de l’île d’Elbe, presque à hauteur de Rome, un point lumineux : c’est le cargo indien Jaladharati, avec une cargaison de riz de Camargue, qui file vers Bombay.
Du riz béni par le Pape sur les camions, j’ai détourné, je l’avoue, une grosse poignée. Je la conserverai comme une relique. En souvenir du tour de force des mécaniciens, en souvenir des humbles donateurs qui de partout ont voulu participer, je voudrais, à ceux qui demain seraient tentés par le démon du doute, pouvoir montrer ces quelques grains de riz.
J.R.