Jean RODHAIN, « Le pont rompu », Messages du Secours Catholique, n° 177, septembre 1967, p. 1.[1]

Le pont rompu

Quel est le premier pays cité au début de l’Encyclique comme « aux prises avec le problème du développement » ? C’est la Terre Sainte. Or, c’est justement la Terre Sainte qui, sur le chemin du développement vient de reculer de dix ans en arrière. Quelles que soient les frontières, les dépenses militaires ont éprouvé les économies de tous, et les programmes sociaux et agricoles sont désarticulés pour longtemps.

La Terre Sainte a été comme un petit écran où le public a cru voir résumée la lutte entre le monde confortable et le Tiers-Monde :

« Israël, en raison des conditions de sa naissance, des appuis dont il a bénéficié et des compétences qu'il a su attirer, des succès matériels obtenus aussi fait figure d’îlot de prospérité. Quel que soit le contenu progressiste de certaines de ses entreprises, il apparaît comme le front avancé des nations nanties. Il symbolise un Occident à forte capacité technique, entreprenant et éventuellement conquérant, installé dans un Orient qui n'a pu briser toutes ces dépendances, ni vaincre la misère[2]. »

Cette citation comporte des adjectifs inexacts. Mais, elle évoque pourquoi dans l'ensemble des pays riches les sympathies sont allées généralement vers le vainqueur, tandis que celles du Tiers-Monde sont allées de l'autre côté.

Tout ceci est simpliste, exagéré, impulsif, mais révélateur d'une humanité profondément divisée, et divisée par une frontière qu'a désigné l'Encyclique : « Les peuples de la faim interpellent aujourd'hui de façon dramatique les peuples de l'opulence » (§ 3)

Petit écran. Petit laboratoire aussi. Tous les combattants de l’un et l’autre côté, qui donc les a outillés pour la guerre ? Qui donc leur a fourni les armes dont ils se sont servis ? Ce sont les pays riches qui ont produit ces armes et qui ont ensuite observé leur efficacité en regardant le sang versé. Le sang versé par des pauvres gens. En visitant les prisonniers blessés à Jérusalem, j’étais obsédé par le spectre des Grands Fournisseurs d'armes. Quand les riches distribuent des armes de guerre au Tiers-Monde, ils effacent une à une les meilleures pages de l'Encyclique sur le Développement.

Révélateur d'incapacité aussi. En Europe Centrale, et ailleurs, il y a depuis quarante ans des millions de réfugiés. Un gigantesque travail de reclassement, de réintégration a été réalisé, et terminé. Le seul point où les Nations Unies ont échoué, c’est ici en Terre Sainte où elles n'ont pas pu donner un domicile et un travail à plus d'un million de réfugiés en souffrance depuis 17 ans. On peut donner cent raisons à cet échec et faire la liste de ceux qui, par leur évidente mauvaise volonté ont fait obstacle à toutes les solutions. Mais, en définitive, quelles sont les véritables victimes de l’échec : les réfugiés, des pauvres gens[3]. Une fois de plus. Un million de pauvres, de plus, qui interpellent (à tort) les nations confortables. Le déséquilibre s'accentue. Une fois de plus.

Voici sur le Jourdain ce pont rompu. Dans un congrès sur la solidité des matériaux, un expert révélait qu’au cours de l’histoire, sur 100 ponts détruits, 99 l'étaient toujours par la main des hommes. Ce pont rompu est impraticable aux camions. Mais en se guidant sur les poutrelles, on peut à la rigueur traverser. Ce pont est traversé - dans les deux sens - par des milliers de réfugiés avec leurs pauvres hardes.

Pourquoi ces familles quittent-elles leur village ? Au-delà des raisons données, il y a celle qu'on ne donne pas. Les artisans avaient leur compte en banque à Jérusalem. Ses bureaux sont fermés depuis le 5 juin. Le siège de la banque est à Damas ou à Beyrouth. Ils passent le Jourdain pour essayer de retrouver leur avoir. Les familles pauvres avaient envoyé le père ou le fils aîné travailler aux puits de pétrole à Koweït. Comme pour les familles de Kabylie ravitaillées par le mandat venant de Paris, chaque mois, un mandat arrivait pour faire vivre la famille. Depuis la guerre les mandats ne passent plus. Traverser le Jourdain, c'est peut-être retrouver de l'autre côté l'arrivée des mandats-postes alimentaires du manœuvre pétrolier. Mais, cela aucune famille ne le racontera à la radio. Les vrais pauvres se taisent. La Terre Sainte est pauvre à 90%.

C’est au milieu des réfugiés qu’il faut relire l’Encyclique pour deviner ce que les chrétiens devraient réaliser en Terre Sainte.

On me dira que l’Église a été présente auprès de ces populations à l’heure de ses malheurs. C’est exact. Dès le premier instant, les avions de secours envoyés par le Saint-Siège sont arrivés à Jérusalem, en Syrie, en Egypte, en Jordanie. En pleine union avec les autres chrétientés des postes de secours, de distribution, d'assistance, ont été créés par Caritas Internationalis.

Mais c’est l'avenir qu’il faut considérer.

La Terre Sainte est saupoudrée d’excellentes Institutions chrétiennes. Beaucoup ont été marquées par les méthodes du XIX^e siècle : c’était l’époque de leur vénérable fondateur. Aujourd’hui, à chaque instant une nouvelle congrégation fonde une nouvelle maison près du berceau du Christ. Cela donne, en des régions si pauvres, une impression relative de richesse. Et comme personne ne semble songer à s’adapter aux structures sociales de ces pays, cela donne aussi une impression d’incohérence. Il suffirait d’un peu de coordination pour passer du stade de l’improvisation pieuse à celui du développement.

Si les catholiques lisant l’Encyclique prennent à cœur son application, la Terre Sainte leur offre une occasion privilégiée.

Si les chrétiens de toutes confessions, hantés par le Peuple de Dieu avec toutes ses races issues du même Abraham, se mettent d’accord pour le développement de cette Terre Sainte, quelle occasion privilégiée d'œcuménisme : joindre les mains ensembles au service des plus pauvres.

Vous revenez de là-bas, qu’en pensez-vous ?

Je ne suis ni expert, ni militaire, ni diplomate.

Je pense que la Terre Sainte est, pour le moment, une occasion historique, ou bien de présenter un échec à l’Encyclique, ou au contraire d’en être une application à l'échelle biblique.

Il y a tant de fils d'Abraham qui, dans leur race, leur nation, ont souffert de pauvreté et d'humiliations, qu’il serait juste que le Seigneur leur donne la paix.

Et que nous apprenions à rebâtir les ponts.

Ensemble.

Jean RODHAIN