Sur la route de Jéricho
Jean RODHAIN, « Sur la route de Jéricho », La Croix, 28 juin 1967.[1]
Sur la route de Jéricho
Pour traverser Jérusalem, la Ville Sainte, on m'a donné une voiture avec à côté de moi un soldat, la mitraillette braquée hors la portière.
Pour rejoindre la Maison d'Abraham j'ai dû, devant le Jardin des Oliviers, me faufiler entre les carcasses des tanks calcinés.
Jérusalem, si lumineuse au soleil couchant, comment pourrai-je un jour oublier ces images de fer et de sang ?
A l'Hôpital Hadassah de Jérusalem on reconstitue déjà les vitraux de Chagall disloqués par une rafale. Mais je n'ai pas le temps de m'attarder à cette féerie de couleurs. Je viens visiter les prisonniers jordaniens impeccablement soignés, et gardés, dans cet hôpital modèle.
Il n'y a ici que les blessés graves. Et chacun avec un terrible regard noir. En avançant dans les salles entre deux sentinelles, je reconnais ces visages douloureux : ces soldats de la Légion Arabe frayaient le passage de Paul VI le long de la voie douloureuse. Et je pense à l’Abbé Stock me disant quand on a fermé en 1946 l’Aumônerie des Prisonniers : « Voilà un métier que vous ne ferez plus jamais »... Hélas.
Le couvre-feu a vidé les routes. Silence de mort. La 13° station est fermée. Juin, c'est l'époque des pèlerinages se bousculant à l'entrée du Saint Sépulcre. Ce soir personne. Silence. Ni les clameurs psalmodiées des coptes. Ni même la voix aigre du minaret voisin. Etre seul, absolument seul, dans le Saint Sépulcre, cela ne m'était jamais arrivé. J'ai eu peur - je l'avoue - comme en face du Jugement dernier.
En sortant je tombe sur Michael, le guide aujourd'hui sans clientèle : « Vous vous rendez compte, me dit-il, depuis l'Empereur Tituse c’est la première fois que les trois religions pourraient se retrouver ici, à égalité, autour de la pierre d'Abraham ? ».
Michael est un guide incomparable. De Petra à Nazareth il m'a jadis fait découvrir toute la Bible. Car à chaque virage, sans lâcher le volant, Genèse chapitre XXII, verset 14, il vous cite le texte qui situe le lieu, ou la pierre. Michael continue : « Vous parlez des Lieux Saints à internationaliser. Mais après le Concile vous devriez être davantage obsédés par le Peuple de Dieu actuel qui est dans et autour des Lieux Saints. Nous ne sommes plus à l'époque des zouaves pontificaux défendant des provinces papales. Pourquoi ne pas prendre le problème autrement que sous l'angle des monuments vénérables certes, mais plutôt en considérant d'abord ces pauvres populations ? ». Michael est un guide intarissable. Il est temps de le quitter...
Une patrouille vient perquisitionner dans notre Maison d'Abraham. Elle le fera avec correction. Mais l'Abbé Gelin essaye de défendre l'entrée : « Ici nous n'abritons que des pauvres. » Et l'adjudant réplique : « A cette heure il n'y a plus ni pauvres, ni riches, il n'y a plus que des suspects ». C'est un aspect auquel nous n’avions pas songé...
Dans ce minuscule village de Jordanie la vie reprend. Les femmes, la cruche sur la tête, viennent puiser de l'eau. Le berger - vision de paix, enfin - rentre avec son troupeau. Sur la place, autour du puits, filles et garçons, les enfants jouent. Ils jouent à la guerre...
Ce soir je suis à Rome. Dans le bureau de Caritas Internationalis je fais un métier de chef de gare : sur un tableau, j'essaye de tenir à jour les départs et les arrivées de ces avions que l’initiative du Saint Siège et les générosités de partout ont déclenché vers le Proche Orient. Cet avion de médicaments est pour Le Caire. Celui-ci chargé de couvertures devra attendre jusqu'à demain que la piste d'Amman soit dégagée. Cet envoi sur Damas devra compléter celui de la Croix Rouge et de l'U.N.R.W.A. C'est la parabole du Bon Samaritain transposée en carrousel aérien. Seulement, sur la route réelle de Jéricho, ce n'est pas un seul voyageur, blessé, mais un interminable cortège qui est mon prochain. A l'endroit exact de l'Auberge du Bon Samaritain.
D’autres seront les justiciers de cette affaire. D’autres pèseront les responsabilités de cette guerre. D’autres seront les juristes de la paix.
En attendant de pouvoir appliquer à cette Terre Sainte les perspectives de l'Encyclique sur le développement harmonieux des peuples (on rougit de relire ces textes au milieu de ces peuples déchirés) en attendant, il faut à la fois vérifier l'arrivée d'un colis de pénicilline, et aussi coordonner un travail international. Que Saint Etienne, le Diacre, le premier diacre de ce pays, vienne à notre secours...
Mon souvenir le plus vif de cette longue semaine ? Le jour où j'ai fait le camionneur.
Pour obtenir ce transport et ce laissez-passer il a fallu à mes amis négocier toute la nuit. A huit heures du matin l'autorisation est enfin signée. J'ai le droit d'acheter ces cinq tonnes de lait et de vivres dans une certaine ville sans restriction. Il me faudra quatre heures pour trouver le camion, charger, et franchir un à un tous les barrages, tous les contrôles. Il est midi passé. Et maintenant le camion file au dessus de la vallée du Cédron tout droit vers ce village où l'on attend. Seulement je tremble un peu - et vous tous qui nous aidez je voudrais qu’ici vous partagiez ma joie. Je tremble un peu d'émotion, car ce village où je vais porter du lait aux enfants, il s'appelle Bethléem.
Les dons pour toutes les victimes de cette guerre au Moyen-Orient sont reçus au C.C.P. Secours Catholique 56-20-09 Paris.
Jean Rodhain
[1] Réédité dans Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 199-202.