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Le décor craque

31 août 2017
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Jean RODHAIN, « Le décor craque », Messages du Secours Catholique, n° 190, octobre 1968, p. 1.

Le décor craque

Beaucoup de Journaux ont publié des lettres de leurs lecteurs déconcertés par le sang versé au Biafra : « Nous ne savions pas. » - « Est-ce possible ? » - « Cette émission était intolérable. » - « Pourquoi ne l’a-t-on pas dit plus tôt ? » - « Comment cela peut-il exister en plein XX° siècle ? » - - « C'est incroyable ! » Nous avons reçu les mêmes lettres. Et je voudrais essayer de répondre à ces lecteurs déconcertés.

Je visite cette ville d'Amérique célèbre par son climat de rêve. Avant de partir, j’avais été séduit par les affiches et les prospectus enchanteurs. J’avais lu les dix pages du guide où tout est décrit : monuments et curiosités, population et commerce. Et, en effet, les musées, le ciel, les fleurs, les hôtels, les avenues, les buildings, je le constate, tout correspond à la réputation merveilleuse de cette perle rare.

Seulement, dans cette perle, je remarque, surtout le soir, un nombre inquiétant d’enfants tendant la main. J’interroge l’archevêque. Et j’ai une réponse précise : « Ce sont les enfants abandonnés ; nous en avons 42.000, rien que dans la ville... »

Envers du décor.

Avant-hier, à Genève, j’ai siégé au Comité International des Migrations dont je fais partie depuis quinze ans. Et ici, au 106, rue du Bac, nous avons un Service - avec treize employés - qui s’occupe spécialement des migrations. Je croyais donc connaître la question « Migration ».

Or, le viens de lire le livre que Banine, originaire du Caucase, a consacré aux étrangers en France[1]. Livre précis, bourré de faits, et écrit avec cette discrétion qui est la spécialité de Banine. Arrivé à la dernière page, je dois avouer que je découvre seulement le vrai visage de celui qui, sans un sou, doit traverser une frontière.

Je découvre la misère du migrant...

Voilà la réalité...

Dans les prisons françaises sont détenus 34.083 prisonniers[2]. Voilà ce qu’annonce la statistique officielle. Pour un pays de 50 millions d’habitants, à première vue, le pourcentage de population captive est infime. Mais en regardant de plus près, j’apprends que, parmi ces prisonniers, recensés le 1er janvier, il y a des prévenus qui sortiront le 10 janvier, et des courtes peines libérales le 20 janvier. Tous seront aussitôt remplacés par d’autres prévenus et d’autres condamnés. On arrive ainsi, par cette continuelle rotation, à un total, en fin d’année, de 99.458 personnes qui seront réellement passées dans les prisons françaises, soit la population d’une ville comme Besançon. Cela n’est plus « infime ».

Et on m'apprend que sur ces 99.000 prisonniers, plus de la moitié sont des « soutiens de famille ». Cela fait un nombre important de mères de famille et d’enfants sans salaire et sans pain, avec en plus, chez les gens du quartier, un regard plus aigu sur eux, car « le père est en prison ».

Alors, au total, cela fait un cortège non négligeable de familles atteintes par le « fait » prisons. Cela n'est pas « infime ».

Voilà la réalité.

Voilà une réalité qui nous échappe, car tout concourt à nous la dissimuler.

J’ouvre le grand magazine. Toutes les couleurs de la publicité me baignent dans un monde confortable : Le drink « raffiné ». La cigarette de « luxe ». La croisière « de rêve ». La chaleur « totale ». L’aliment « complet ». Bref, le Paradis sur terre. On est loin de la réalité.

Il n’y a pas que la publicité pour dissimuler la réalité : Avez-vous déjà entendu un vicaire prêcher sur le Massacre des Innocents par Hérode ? ou un peintre moderne choisir ce sujet pour son tableau ? L’Évangile consacre dix longs versets[3] à cet événement. On tire le rideau. On édulcore l’Évangile de tout ce qui pourrait faire sourire le bistrot du coin. On garde le silence aujourd’hui sur le crime d’Hérode, Tétrarque de Galilée, massacrant tous les jeunes enfants, parce que, en 1968, massacrer des enfants, cela fait légendaire. Et c’est périmé.

Jusqu'au jour où la télévision vous sert, dans votre salle à manger, un massacre au Biafra.

On est alors étonné de se cogner au réel.

Célébrons avec fierté le progrès :

Depuis cinquante ans, il a fleuri dans l’humanité un travail plus audacieux et plus inventif que dans les siècles passés. La construction des avions et les découvertes atomiques sont des collaborations merveilleuses de l’homme au travail dans la Création continuée.

Certains y voient déjà l’aurore de la Paix universelle, mais sont déconcertés de voir, tout à coup, au bout de la rue, s’avancer, inattendu, un char.

Les décors tombent. Les yeux s’ouvrent. On découvre la réalité humaine. Cela a commencé par Caïn. Et quand le Christ, le Fils de Dieu fait homme, a été crucifié, cette mise à mort a été ratifiée par une population déchaînée, sans un seul opposant[4].

Voilà la réalité de ce monde.

Dès qu'on l’oublie, le décor craque quelque part : et on découvre le Biafra[5].

On se frotte les yeux et on aperçoit la foule innombrable des affamés, des migrants, des handicapés.

On commence à voir clair.

On ne verra tout à fait clair qu'au Jugement Dernier.

« Venez les bénis de mon Père : j’avais faim, et vous m'avez donné à manger. »

Ce ne sont pas des paroles en l’air ...

Jean RODHAIN.

 

[1] Voir p. 13 l'interview de Banine.

[2] Ministère de la Justice. Rapport de l'Administration pénitentiaire. Etat au 1er janvier 1968. Pages 149 et 153.

[3] Marc, chap. 11 - vers. 13 à 23

[4] Jean, XVI II - 28 à 40, XIX – 16 Luc, XXIII - 13 à 26 et 35. Marc, XV 6 à 16 et 29 à 32. Matt. XXVII - 15 à 26 et 39 à 44.

[5] On le découvre aujourd’hui. Demain on commencera à deviner ce qui se passe actuellement au Soudan...

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