L’or : Quand la justice se tait, c’est la charité qui crie
Jean RODHAIN, « L'or : quand la justice se tait, c'est la charité qui crie », Messages du Secours Catholique, n° 184, avril 1968, p. 1.[1]
L’or : quand la justice se tait, c’est la charité qui crie
Je conserve au fond du tiroir de mon bureau une pièce d'or. Mon grand-père me la donna le jour de mes dix ans, en ajoutant : « Conserve-la : une seule pièce, ça vaut mieux que 30 deniers. »
Je l’avoue, cette allusion aux deniers de l’Évangile m’a paru obscure, mais j’ai toujours gardé la pièce d’or. Et je constate que ces dernières semaines, la valeur de cette pièce a souvent changé. Comme je ne possède que cette unique pièce, cela n'a pas d'importance d'ailleurs.
Il existe des trusts, des banques et aussi des particuliers qui détiennent non pas une pièce d’or, mais de l’or « en barre ». Depuis un mois, à Paris, tous les ateliers de fondeurs d’or ont travaillé jour et nuit et les journaux ont quotidiennement annoncé les avions spéciaux transitant avec une cargaison de lingots d’or.
Je ne suis pas économiste, mais il suffit de bon sens pour comprendre que cet intense trafic ne se réaliserait pas s’il n’y avait rien à gagner. Donc certains se sont enrichis. Et comme il ne s’agit pas d'une mine d’or productive subitement découverte, cet enrichissement des uns ne peut se réaliser qu’avec l'appauvrissement des autres. Ce jeu de l’or à l’échelle mondiale se terminera quelque part par des impôts, des restrictions et le pain plus cher. Ce sont les plus pauvres qui paieront.
Quand les parents jouent aux courses, ce sont les enfants qui trinquent.
Et sur le plan international, quand les Grands jouent avec leurs stocks d’or, ils gagnent, mais les perdants certains, ce sont les gens du Tiers-Monde.
S’agit-il d’un phénomène imprévisible comme le tremblement de terre, ou bien y a-t-il quelque part des gnomes[2] politiques et financiers qui déclenchent et qui décident ? Je ne sais. Mais si le mouvement de l’or n’est qu’un des aspects de la finance internationale, alors je pose une question : Parmi ceux qui déclenchent ce grand jeu, parmi ceux qui dans les coulisses jouent sur ce clavier de la monnaie, et des changes, et du commerce, combien y en a-t-il qui ont en vue les devoirs de la justice, et l’application de l’Encyclique sur le Développement des Peuples ? Combien ? Puisque la télévision nous montre tout, pourquoi ne nous montrerait-elle pas un de ces gnomes ou un de ces Grands[3] nous expliquant d’après quels principes il joue ce jeu qui se soldera par un peu moins de pain à partager ?
Sur mon bureau j’ai le rapport des Caritas au sujet du Vietnam : il ne vous apprendra rien, tous les journaux publient ces photos atroces d’une guerre atroce.
J’ai aussi les photos des massacres au Nigeria-Biafra. Elles sont impubliables.
J'ai aussi le rapport sur la Palestine. Mes deux amis de la Croix-Rouge Internationale qui m’avaient accompagné à Noël dans les camps sont à l’hôpital, criblés de balles...
Quand il y a un seul cas de variole, on ferme les aérodromes et on vaccine à tour de bras tous les passagers. Danger d’épidémie.
Et la guerre - autant que la variole - ne vous paraît pas une épidémie ? Une épidémie qui ne semble pas du tout se localiser ni s’atténuer...
Chaque fois que la guerre avance, qui est-ce qui recule ? C’est le développement.
Et chaque fois qu’au Vietnam, qu’au Nigeria, qu’au Moyen-Orient des avions fournis à prix d’or par les pays confortables déversent des bombes sur un village, qui est-ce qui paye ? Ce sont encore les plus pauvres.
Dans les cinémas de mon quartier on passe trois nouveaux films. Tous les trois font ruisseler interminablement le sang sur l’écran : ils ne détaillent que des crimes commis pour de l’argent.
La justice est muette.
La Charité, elle, oblige à crier casse-cou.
Quand un monde entier se prosterne devant l'or et s’habitue à voir couler le sang, il peut construire orgueilleusement un monde technique. Mais alors, la Tour de Babel n'est pas loin.
La Charité oblige à ouvrir la Bible et à crier sur les toits que la misère des pauvres criera justice. Demain, il sera bien tard...
Jean RODHAIN,
Président de Caritas Internationalis
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Charité à géométrie variable, Paris, SOS / Desclée de Brouwer, 1969, p. 173-175.
[2] Surnom donné aux banquiers de Zurich par la Premier Ministre Wilson dans un discours à la Chambre des Communes à propos de la dévaluation de la Livre en 1965.
[3] Adjectif couramment utilisé par la presse pour désigner les responsables politiques de tous les pays.