Le jardinier de la forêt vierge
Jean RODHAIN, « Le jardinier de la forêt vierge », Messages du Secours Catholique, n° 196, avril 1969, p. 3.
Le jardinier de la forêt vierge
Des palétuviers, dont les racines rayonnent à l’infini. Des acajous de 30 mètres. Des bambous plus gros que les colonnes d’un temple. Un réseau inextricable de tiges épineuses et de filins suspendus. Une température de feu sur un tapis de mousse si épais qu’il absorberait un homme tout entier : c’est la forêt vierge.
Et dès qu’à coups de machette on a pu défricher un petit carré, quatre jours après, comme des doigts innombrables, les palmes, les cactus et les fougères géantes ont déjà reconquis la moitié de l’espace espéré.
Ça pousse, ça grouille, ça s’épanouit, ça vit ainsi sur des milliers de kilomètres carrés. Cette exubérance verdâtre est sans limite.
Avec un bulldozer géant, je pourrais sans doute défricher un hectare, mais si je sème, mon grain sera étouffé par ce sol plus vivant qu’une fourmilière.
Et si je pose ici une première plerre, les lianes comme des pieuvres s’avanceront pour l’enserrer inexorablement.
C’est la forêt vierge.
Et moi, venu ici avec mon petit sarcloir tout neuf et mon râteau de jardinier banlieusard, avec six plants de géranium et des semences de salsifis, et avec la brochure du parfait jardinier éditée par le « Chasseur Français », je me considère maintenant, en face de cette forêt-là comme un parfait imbécile.
Des grands-parents dont l’hérédité rayonne à l’infini.
Des âmes toutes droites dont le visage regarde Dieu en face. Des liens de chair plus pesants que toutes les colonnes. Un réseau de tentations, de chutes et repentirs plus inextricable que des milliers de lianes. Une température de péché sur terrain de grâces prévenantes.
Une exubérance de charismes et de trahisons. Un réseau de communion des saints et de résonances secrètes. L’éclatant adultère de l'épouse jusque-là insoupçonnable et la prière secrète de la fille de l’épicière partie jadis en son Carmel.
Le mystère de cet agonisant enfermé dans son obstination, et l’éclat de ce foyer où chaque enfant est plus transparent qu’un cristal.
Tant de rêves plus réels que les pierres du chemin. Tant de télépathies plus véridiques que la télévision. Tant de vie cachée et souterraine, et sécrète, plus vivante et vraie que les publicités.
C’est la paroisse.
C’est le peuple de Dieu.
C’est ce monde des âmes plus vivant, plus profond, plus complexe, plus mystérieux que toutes les forêts vierges d’Afrique et d’Amérique réunies.
Et moi, planté devant ce peuple de Dieu, avec mon centimètre de couturière, avec mes statistiques et mes pronostics, avec entre les mains la brochure n°74 sur l’Apostolat, je me découvre enfin comme un parfait imbécile.
Je me croyais militant agissant et je ne suis qu’une fourmi. Je ne suis qu’un scribe classifiant. Je ne suis qu’un pharisien rempli de mes calculs et de mes méthodes étriquées.
SEIGNEUR, Créateur des forêts vierges, Vous avez prodigué mille fois plus de vie dans votre peuple que dans vos végétaux. Et Vous y avez mis Votre Présence.
Seigneur, apprenez-moi à me taire, à Vous écouter, et à Vous adorer, avant tout.
Le reste viendra par surcroît.
Amen.
Jean RODHAIN.