La clarté de mai
Jean RODHAIN, « La clarté de mai », Messages du Secours Catholique, n° 208, mai 1970, p. 10-11.
La clarté de mai
Vue d'avion, cette capitale d'Afrique noire s'étale comme une vaste plaine de tôles ondulées : ce n'est qu'un interminable bidonville. Cette capitale-bidonville est dominée en son centre par un paquet de cubes gris clair. Ces cubes de béton, construits jadis par les Européens, sont aujourd'hui les centres administratifs.
En venant chaque soir chercher mon courrier, j'avais remarqué entre le bloc de la Poste et le bloc de la Banque d'État, un cube plus petit. Ce petit cube m'intriguait parce que ses fenêtres étaient éclairées toute la nuit et aussi parce que le va-et-vient des voitures pénétrant sous sa porte cochère était singulièrement plus rapide que devant les autres cubes. J'ai interrogé : on m'a répondu avec fierté : « C'est la maternité. A l'intérieur, il y a plus de 50 naissances par jour. » Je n'ai pas osé demander combien il y avait de chambres. Mais il était évident qu'à cette cadence, la durée du séjour dans ce petit cube ne devait pas excéder 48 heures. C'était en tout cas beaucoup mieux que les « maternités en plein air » visitées la semaine précédente dans la brousse voisine. J’en étais resté chaviré. Mais j'étais bien le seul chaviré. C'est comme ça depuis toujours. Personne n'y fait attention. Dans toute l'Afrique noire les mères n'ont jamais rien dit. Silence général.
Et si je remonte dans la nuit des temps, sur ce point, je ne trouve, en dehors de la Bible, qu'un silence général. Les livres scolaires, comme les publications scientifiques, évoquent « l'Homme des cavernes ». Et pourquoi donc ne parle-t-on jamais de la femme des cavernes ? Qui donc pense à elle ? A celles qui sont indiscutablement nos arrière-grand-mères.
Sans Sécurité sociale, sans brochures de puériculture, sans le coton aseptisé de la pharmacie du coin, elles ont mis au monde les enfants des cavernes. Et cela pendant des milliers d'années. Entre la cascade d'eau glacée et la grotte noire. On ne sait rien de ces maternités. Les archéologues retrouvent un tibia, une pierre noircie, et sur la paroi le dessin d'un auroch pourchassé par des chasseurs. Parfois le sigle d'une déesse de la fécondité. Mais sur l'histoire de ces millions de mères et de leurs enfantements, pas une ligne, pas un mot. Silence de nos grand-mères.
Aujourd'hui, ces cavernes silencieuses sont loin. Il n'y a plus de cavernes. Il n'y a plus de silence non plus. Nos gigantesques réussites audiovisuelles portent jusque dans notre chambre tous les bruits de ce monde, et nous font même entendre chaque soupir d'un homme vers la lune.
Mais pour la femme qui attend son enfant, mesurez donc quel pourcentage d'horaire on lui accorde dans les actualités.
En skiant, la vedette se casse un bras : on parlera de son plâtre dans le Monde entier.
Silence d'un million de mères au cœur brisé. Personne ne saura jamais ce qu'elles auront enduré dans leur foyer dévasté. Le père rentre tard, ou bien ne rentre pas. Pendant des années, celle qui portera le souci des enfants, c'est la mère. C'est impubliable. Silence encore.
Voici l'enfant mai venu. L'enfant malade. L'enfant malingre. L'enfant perdu. La mère ne dit rien. Elle subit.
Personne n'écrira rien sur ces interminables calvaires. Silence.
Voici une photo de l'enfant vietnamien grelottant dans les bras de sa mère. Il y a cent mille enfants semblables en Asie : pas de photo. Un million de mères avec le même fardeau, sur les rives du Niger ou dans les forêts de l'Amazonie : pas de photo. Silence actuel sur ce qui est essentiel à la survie de l'humanité : la mère et son enfant.
Tout ce que construit l'homme dégénère. Dix siècles de vents et de sables effacent ses traces. Ses outils les meilleurs sont éphémères : l'usure ne pardonne pas, l'outil ne se régénère pas de lui-même.
L’usine la plus moderne sera périmée dans 20 ans. L'auto dernier cri sera à la ferraille dans 10 ans. De ce que construit l'homme rien ne demeure de vivant : seul demeure l'enfant.
Malgré toutes les perversions et toutes les hérédités, quand l'enfant arrive il ouvre, pour la joie de ses parents, des yeux clairs comme l'enfant d'il y a dix mille ans. Il sourit à sa mère avec le même sourire que l'enfant d'il y a cent mille ans. Cette création perpétuelle n'a rien de commun avec nos éphémères inventions. Sur terre : une âme de plus toutes les 30 secondes, n'est-ce pas vertigineux dès qu'on y prête un instant attention ?
Le Christ aurait pu tomber sur terre directement depuis sa stratosphère. Mais le Dieu éternel et tout-puissant a voulu préparer le corps et l'âme de Notre-Dame Marie pour enfanter sur terre son propre Fils. C'est la clarté de ce mois de mai. C'est la glorification de la Mère et l'exaltation de l'extraordinaire privilège maternel.
Car ni les Anges ni les Archanges ne possèdent cet extraordinaire privilège que détient la Mère : ajouter à la Création une créature de plus.
Jean RODHAIN.