La légende du visiteur inquiet
Jean RODHAIN, « La légende du visiteur inquiet », Messages du Secours Catholique, n° 209, juin 1970, p. 2. [1]
La légende du visiteur inquiet
Le jour baissait sur Jérusalem : de la terrasse du Cénacle on voyait les murailles de la ville passer doucement de l’ocre vif au miel roux. C'était l'heure où chaque soir Jacques le Majeur recevait ses fidèles. Celui que l'histoire appellera « le premier évêque de Jérusalem » n'avait pas encore d'évêché, ni surtout de bureaux. Mais dans ce Cénacle tout rempli de souvenirs récents, il aimait, à la nuit tombante, accueillir les nouveaux disciples et inlassablement raconter ce qu'il conservait dans son cœur : depuis la glorieuse apparition du Thabor jusqu'au drame du grand Vendredi.
Or ce soir-là, Jacques le Majeur attendait un visiteur étranger recommandé par les anciens comme un homme droit, juste, mais singulièrement inquiet.
L’étranger se présenta à l'heure exacte. Dès ses premières phrases on reconnaissait un converti de bonne foi. Il ne doutait pas comme Thomas. Il ne se référait pas aux prophètes comme les Pharisiens. Il n’ergotait pas sur la Loi comme les Scribes. Non. Mais « il se posait des problèmes ».
À son avis, les Apôtres négligeaient une méthode essentielle : « agir sur les structures ».
D’après lui, l’Église naissante devait s'engager dans une action politique, et il constatait que les disciples sur ce plan se dérobaient.
Il répugnait aux mesures superficielles et réclamait une action sur les causes profondes. Or le service des pauvres dans lequel s'engageaient les diacres n'était qu'un remède, alors qu'il fallait une réforme.
Le visiteur exigeait l’abolition immédiate de l'esclavage. Or l'accueil fraternel réservé aux esclaves dans les communautés chrétiennes n'était qu'un palliatif, voire une dérobade. Seule une action violente résoudrait ce problème d'actualité.
Ainsi, comme un refrain, l’étranger contestataire remettait en cause le travail des douze Apôtres, la présence au monde des disciples, et même l'utilité du martyre d’Étienne, le premier diacre lapidé.
Le vieil Apôtre ne parut pas étonné de ces réactions. Il ne releva même pas certaines expressions insolites, peu employées chez les gens du peuple. Il conduisit l'étranger vers la murette bordant la terrasse face à la piscine de Siloë où les premières étoiles commençaient à paraître. Et lentement, de Siloë aux Oliviers, de Béthanie à Gethsémani, il fit parler le paysage.
Il ne parla pas des structures mais plutôt de Celui qui est l'Architecte de toutes les structures. Il n'évoqua guère les esclaves en général, mais plutôt la manière dont le Christ avait appris à regarder l'esclave et l'aveugle et le paralytique. Il ne dit rien de l'action politique, mais il montra combien la personne du Christ avait inquiété les politiciens comme Pilate, et sa police aussi d'ailleurs.
Il négligea les détails pour évoquer le maître des causes et le poids des Béatitudes sur la courbe de l'histoire de demain.
A vrai dire dans ce singulier face à face l'apôtre ne répondait pas directement aux objections de l'étranger : il réglait son objectif sur un autre angle.
Il ne pesait pas les grains de sable : il contemplait le paysage.
Il ne démontait pas un mécanisme : il était frémissant de vie.
En face de celui qui calcule, il était celui qui devine.
Avec sa barbe blanche et ses tremblantes mains, en face de celui qui voulait une recette et une méthode et un système, il était un chapitre vivant de cet Évangile que Luc et Matthieu n'avaient pas encore rédigé.
Sans aigreur, sans raillerie, sans un reproche même pour tant de phrases contestantes, il évoquait dans la nuit étoilée la lente contagion du pain partagé. Il annonçait l’inquiétude de la Rome impériale devant le « Voyez comme ils s'aiment ». Il chantait déjà la révolution invisible des débardeurs de Corinthe et des affranchis du Tibre.
Avec sa barbe blanche et ses tremblantes mains, le doyen des Apôtres devenait plus jeune que son visiteur toujours crispé.
La légende prétend que le visiteur ébranlé par une telle soirée s'en fut se placer à l'école de Paul et finit entièrement consacré au service d'une diaconie d'Asie Mineure.
Une autre version affirme que le visiteur resta enfermé dans les bandelettes de ses objections. Et qu'il continue de nos jours à rôder parmi nous avec ses contestables contestations. C'est le fantôme même de la vieillesse aveugle.
Je ne sais quelle est la version vraie... Mais je crois que sur la terrasse de Jérusalem, c'est Jacques le Majeur qui était le plus jeune des deux.
J.R.
[1] Réédité dans : Jean RODHAIN, Derniers messages, Paris, SOS, 1985, p. 97-100. (note de l’éditeur)