Un mètre cube d'air
Jean RODHAIN, « Un mètre cube d'air pur », Messages du Secours Catholique, n° 214, décembre 1970, p. 3.
Un mètre cube d'air
La flèche de la cathédrale de Strasbourg atteint une hauteur de 142 mètres, précise le géomètre. Cette flèche est constituée de pierres provenant des carrières de Kronthal, c'est un grès rouge de l'époque secondaire, déclare le géologue. Cette flèche est flanquée de tourelles avec colonnettes et balustrades : elles sont marquées du style flamboyant du XVe siècle, annoncent les archéologues. Cette flèche entrevue depuis le mont Sainte-Odile au-dessus des brumes du Rhin marque un centre symbolique de l'Europe, proclame le politique.
Moi, j'enregistre attentivement toutes ces précisions et je m'incline devant leur exactitude. Mais j'avoue que cette flèche de Strasbourg évoque, pour moi, autre chose aussi.
Pour moi, la flèche de Strasbourg est liée à cette maison familiale, blottie à ses pieds, où du balcon, ma mère autrefois me détaillait le portail, la grande rosace et le peuple des statues roses. Un enfant n'oublie jamais cet émerveillement devant les anges et les rois immobiles dans leurs galeries. La flèche de Strasbourg, pour moi, c'est enfin cette aiguille dont l'ombre noire, au soir de l'été, arrête exactement sa pointe sur ce petit cimetière de granit et de buis où repose, aujourd'hui, ma mère.
Tous les archéologues, tous les géomètres du monde ne m'arracheront pas à ce lien qui, indiscutablement, m'enracine exactement aux racines de cette flèche noire et rose.
Ce village du Moyen-Orient est situé à une altitude de 642 mètres. Ce village domine une région calcaire dotée de nombreuses grottes. Ce village est entouré de champs de maïs et de pâturages garnis de maigres troupeaux. Ce village compte 67 automobiles, 87 réfrigérateurs et 114 postes de télévision. Dans ce village, l'indice du chômage est passé en deux ans de 5,12 à 6,27 %.
Je m'incline devant ces données fournies par l'arpenteur, le géologue, l'économiste et le sociologue. Mais, pour ce village qui a nom Bethléem, j'entends d'autres précisions qui fusent de partout.
Elles viennent de la masse des silencieux dont toute la vie est enracinée dans une certaine grotte de Bethléem, dont toutes les décisions sont prises sous le regard de Celui qui fut enfant dans cette grotte.
Elles viennent, ces précisions, de tant de gens simples dont le dernier soupir et le dernier regard sont tournés vers cette nativité de Bethléem pour invoquer celle qui est la « Mère de Dieu ».
Ce n'est point ici un lien personnel ou une attache familiale : c'est tout un réseau qui me relie à des millions de frères.
Depuis vingt siècles, les hommes de foi ont regardé Bethléem comme le signe de leur rédemption et ils n'ont pas été trompés.
Dans vingt pays aujourd'hui, des millions de pauvres regardent vers ce Pauvre dans sa crèche, vers ce charpentier sans fortune, vers cette Marie sans publicité. Et ils savent que leur espérance est plus précieuse que tout l'or du monde.
On prétend qu'aujourd'hui il y aurait deux ou trois clercs légèrement myopes qui, examinant ce pauvre Bethléem, tournent vite la page car ils n'y trouvent rien de remarquable pour notre société de consommation : village sans usine, région sans pétrole. Aucun musée. Equipement hôtelier médiocre. Aucun club de loisirs...
C'est exact d'ailleurs. Comme il est exact que Bethléem restera toujours indéchiffrable aux sages selon le monde.
Venez donc, prophètes de l'Ancien Testament, nous crier votre joie devant ce village unique au monde. Venez, Jean le Précurseur, nous désigner ce point central qui partage les siècles en deux versants opposés. Venez, la foule des affamés de justice et de paix, nous apprendre à révérer ce village qui, en chaque fin d'année, déchire notre triste calendrier pour y faire éclater cette joie qu'on n'achète nulle part : Noël. Cette joie incomparable qui n'est pas fabriquée à la chaîne : Noël. Cette joie que même le plus captif, même le plus aveugle, même le plus vieux d'entre nous, perçoivent encore : Noël.
Dans ce carnaval publicitaire qui défile sur toutes les ondes, dans cet embouteillage des routes et des idées, dans ces bilans confortables d'armes si bien vendues, comme nous avons tous besoin d'un mètre cube d'air pur, d'une lueur d'environnement intact, d'une minute en silence enfin !
Alors Bethléem nous parlera de Noël.
Jean RODHAIN