Le trentième anniversaire du Secours catholique
Jean RODHAIN, "Le 30ème anniversaire du Secours Catholique. 1. Trente ans d’action charitable", DS, n°47, janvier 1977, cahier rouge, pp.1-3.
Le 30ème anniversaire du Secours Catholique
1. Trente ans d’action charitable
Qu’était ce réseau il y a trente ans ? Qu’est-il devenu aujourd’hui ? Quels sont les souvenirs qui me viennent à la mémoire ?
La première image est bien celle des cent mille anciens prisonniers rassemblés à Lourdes le 8 septembre 1946, annonçant solennellement la fermeture des bureaux de l’Aumônerie des prisonniers, et acceptant la décision de l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques d’alors de transformer cette organisation en SECOURS CATHOLIQUE. J’avoue maintenant qu’à cette époque-là je n’avais aucune idée du Secours Catholique actuel. En 1946, on était pris à la gorge par le problème des sinistrés, des déportés, des réfugiés ; il fallait des tickets pour n’importe quelle alimentation, on manquait de tout, de médicaments. Il y a donc eu une première phase de colis, d’épicerie, une fourmilière de distributions et l’on pensait raisonnablement qu’une fois la pénurie terminée il n’y aurait plus qu’un bilan à faire : point final, opération terminée.
Or, trente ans après, ce travail continue, et non seulement continue sur le plan national, mais par une curieuse contagion il y a actuellement 97 pays fédérés dans Caritas Internationalis, qui chacun, réalise un programme d’activités charitables : il s’agit donc d’autre chose que d’un simple problème de pénurie...
Je prétends que nous nous sommes trouvés alors devant un problème de vocation. Je m’explique.
A Paris le bon cardinal Suhard voit un matin surgir d’une jeep le cardinal Spellmann. Il annonce, de la part des catholiques des U.S.A., l’arrivée de stocks considérables de vivres et il demande l’adresse du « Trust des Charités catholiques de France ». Le Cardinal Suhard donna tout bonnement mon adresse. Et je fus expédié aux U.S.A. faire un stage de formation professionnelle accélérée...
Revenu à Paris, de quel trésor est-ce que je disposais ? J’avais été cinq ans curé de campagne. J’avais ensuite été à l’école du cher abbé Guérin à la J.O.C. Mon expérience était très courte.
Notre trésor consistait surtout dans deux fichiers. Deux fichiers qui contenaient les noms de tous ceux des prisonniers d’oflags, stalags et commandos qui avaient fait un travail d’entraide et de partage ; et un deuxième fichier diocésain de tous les comités qui nous avaient aidés à envoyer des milliers de colis aux prisonniers. De là est parti ce réseau, et nous avons commencé à aller trouver tous les évêchés avec, à la main, ces fichiers diocésains. Un peu partout nous avons été reçus avec étonnement, la réponse était la même : après avoir feuilleté ces fichiers on nous répondait que c’était des inconnus. Ils existaient, ils étaient bien vivants, mais ils ne figuraient pas dans les listes de militants de l’époque et, en dehors des militants, il semble bien, à ce moment-là, que les vocations charitables n’avaient pas cours dans les archives diocésaines.
En 1952, je suis convoqué à Rome au Congrès mondial de l’Apostolat des Laïcs. Etonnement de mes collègues des autres pays me répétant sur tous les tons : « Qu’est-ce qu’une œuvre charitable vient faire dans un congrès de l’apostolat des laïcs ? » Je fais un rapport devant tout le monde sur la place de la charité dans l’apostolat : l’échec est glacial !
Le soir je suis réconforté car on vient m’annoncer que dans le discours de clôture, par ordre du Souverain Pontife, Pie XII à l’époque, le sujet, « Place de la charité dans l’apostolat » sera traité par le président du congrès : c’était Mgr Montini. Et depuis cette époque-là, Mgr Montini d’abord, Paul VI ensuite n’ont cessé de m’encourager dans cette voie. Si j’ai pu batailler aussi longuement, appuyé sur tous ces réseaux, c’est à lui que je le dois.
Bien sûr, il y eu au Concile la préparation du schéma sur l’Apostolat des laïcs, la rédaction du chapitre VIII sur la place de l’action charitable dans l’apostolat des laïcs : cela a été une autre bataille. Bien sûr il y a eu ensuite, cinq ans après le Concile, la décision du Souverain Pontife instaurant parmi les dicastères la création de Cor Unum qui est l’institution officielle de l’action charitable dans les ministères du Vatican.
En face de ce chemin parcouru je tiens à préciser que si, actuellement de différents côtés, on parle de fondateurs, à propos de tous ceux qui ont travaillé pour constituer cette Caritas Internationalis, je n’aime pas beaucoup ce terme de fondateur. Quand je vois pousser régulièrement de belles fleurs dans un jardin, je me dis qu’il y a une bonne terre. Les bonnes terres, cela existe, le bon grain, cela existe, les vocations charitables, cela existe. Il suffit qu’il y ait un jardinier, il suffit qu’il y ait des jardiniers, et qu’ils travaillent en y croyant.
Pendant ces trente ans, je suis passé du Biafra au Bangladesh, du Viet-Nam à l’Amérique du Sud, dans des milieux tellement divers, sous des régime très différents, j’ai découvert peu à peu cette floraison d’action charitable ; en 1946 je ne savais pas où on allait, dix ans après je devinais, aujourd’hui j’y crois de tout mon cœur, de toute mon âme : cette action charitable produit une floraison extraordinaire.
Cette floraison est variée, elle s’adapte aux situations. Le responsable du Secours Catholique de 1976 ne ressemble pas au responsable d’il y a trente ans ; il y a d’autres méthodes, il y a une autre formulation, il y a un autre jargon. On est passé de la phase de distributions à la phase de présence dans les structures, de l’action isolée à la place dans la cité heureusement dans un embrayage plus précis sur la communauté.
Cette floraison est mystérieuse. L’autre soir on est venu nous apporter un minuscule paquet contenant deux vieilles bagues, avec un billet de trois lignes toutes tremblantes écrites par une petite vieille de l’hospice : « Quand-vous aurez reçu ceci j’aurai disparu, voici tout ce que je possède : deux bagues, usées par cinquante ans de travail, utilisez-les pour les plus pauvres. » Deux initiales, un point c’est tout. Quelqu’un qui n’était sur aucun fichier. Miracle de ces mains vides qui donnent ce qu’elles ne possèdent pas ! On parle des défauts de tous les bénévoles. Je pense à la liste beaucoup plus longue, de toutes les qualités secrètes de ces bénévoles ignorés. L’influence inchiffrable qu’ils ont eue sur leurs voisins, les itinéraires inattendus qu’ils ont faits, sans que l’on s’en doute, ces gestes muets qui répètent l’obole de la veuve, que personne n’a compris, et que le Seigneur seul a détecté.
Cette floraison a des ombres. En voyant les statistiques et les schémas représentant les présences dans les différentes délégations, je pense aussi aux espaces blancs, aux creux, aux trous, aux absents de certaines catégories, de certains âges. Pourquoi, pour quelle raison ?
Cette floraison a besoin pour aider les vocations charitables d’un enracinement solide. Si dans chaque catéchisme il y avait des leçons précises sur la charité, si dans toutes les leçons de pastorale on précisait que dire la foi par la charité est une forme d’évangélisation, comme nous serions aidés et réconfortés !
Après les problèmes de pénurie, après le problème de la vocation charitable, voici que le Secours Catholique au lendemain de Vatican II est placé devant un problème d’Église : celui des futurs ministères de la charité de l’an 2000...
Je prends un exemple de détail, celui du jeûne eucharistique. Il y a vingt ans, le jeûne eucharistique était strict et rigoureux, la moindre goutte d’eau était interdite avant d’aller communier. Le Concile a assoupli le jeûne et actuellement ce jeûne eucharistique est réduit, à peu près, à rien. J’entends dire par certains que c’est un affaiblissement, c’est une diminution, c’est une désinvolture. Je ne crois pas, je pense que c’est plutôt une recherche. Au Congrès eucharistique de Philadelphie, il y a quinze jours, ce problème a été étudié et il a été proposé de relier le pain partagé au pain consacré, et, de remplacer le jeûne privatif avant l’Eucharistie, par une privation, avant chaque communion, d’un repas avec affectation du prix du repas au tiers monde. Car nous sommes en face de ce qui est en train de se modeler pour demain et après-demain.
Les Américains, gens pratiques, ont immédiatement publié que si cette loi était votée pour le tiers-monde, le bénéfice net serait d’un peu plus de deux milliards de dollars par an, rien que pour les catholiques des États-Unis. Est-ce qu’en l’an 2000 sera adopté ce lien entre le pain partagé et le pain consacré, je n’en sais rien, mais est-ce que cela ne fait pas partie des fruits inattendus du Concile ? Pour l’action charitable, c’est la même chose.
Il y a un courant souterrain et mystérieux qui nous conduit vers les ministères de l’an 2000. Il y a une lente réhabilitation d’action charitable qui s’est produite à notre insu à tous depuis trente ans. Demain dans l’insertion pastorale, après-demain peut-être dans des ministères plus précis, l’action charitable sera insérée davantage. Quel bonheur et quelle joie d’y assister !
Quand j’entends évoquer les personnages qui encadrent l’évangile du pauvre Lazare, je me dis que si je ne peux suivre l’ange céleste, par contre je peux copier l’obstination du chien fidèle...
Jean RODHAIN.