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Les basiliades

20 février 2017
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Basile de Césarée crée une "institution stable pour pour soulager la misère humaine". Une véritable petite ville se développe et l'expérience, passionnante, prendra son nom.

 

La basiliade

Philippe Henne, dominicain, professeur de patrologie à la faculté de théologie de l’Université catholique de Lille - philippe.henne@univ-catholille.fr

 

Basile de Césarée (329 – 379) fut un grand théologien. Il organisa, entre autres, la vie monastique en Orient. Il est également connu pour un projet original de bienfaisance. La famine de 368 l’avait poussé à distribuer gratuitement de la nourriture. Il voulait ensuite établir une institution stable pour soulager la misère humaine. Depuis toujours, Basile a eu le souci des plus démunis. Dans les Règles monastiques, il avait déjà fait de l’hospitalité pour les voyageurs une obligation pour les moines :

« Lorsqu’on reçoit des hôtes, que l’on ait en vue de les contenter en tout ce dont ils ont besoin » (Grande règle 20).

Cette hospitalité s’étendait aux membres de la famille de tous les frères, mais ce n’est pas le frère seul qui devait veiller sur ses proches, c’était la communauté tout entière qui prenait soin de ces personnes :

« Si les parents ou les frères de quelqu’un vivent selon Dieu, qu’ils soient honorés par tous dans la Fraternité comme pères et frères de tous, le Seigneur ayant dit : ‘celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux est à la fois mon frère, ma sœur et ma mère’ (Mt 12, 50), et il nous semble que c’est au supérieur de la Fraternité de prendre soin d’eux » (Grande règle 32).

Il ajoute que le frère qui remplace le supérieur

« devra garder à l’esprit les règles judicieusement établies pour la gloire de Dieu et répondre avec à propos aux hôtes de passage afin d’édifier dignement ceux qui demandent l’aumône de la parole pour quoi que ce soit, et éviter ainsi que la communauté ait à rougir de confusion » (Grande règle 45).

L’hospitalité pouvait susciter de nouvelles vocations. Elle permettait également de présenter le vrai visage de la vie monastique à ses détracteurs :

« Il faut accueillir celui qui fait cette demande, d’autant plus que nous ne savons pas quelle peut en être la conséquence ; or il arrivera souvent, en effet, qu’après avoir été édifié pendant un certain temps, il soit définitivement séduit par notre genre de vie, ce qui s’est réalisé plusieurs fois. D’autre part, nous pourrons ainsi montrer la perfection de notre observance à quelqu’un qui, peut-être, nous soupçonne injustement. Cette observance il faut donc que nous la maintenions plus rigoureusement encore devant lui pour que la vérité lui apparaisse et qu’il ne soupçonne plus de relâchement. Ainsi nous serons agréables à Dieu et l’hôte trouvera profit ou sera confondu » (Petite règle 97).  Cette hospitalité n’est cependant ni laxiste, ni aveugle.  En cas de méconduite d’un des hôtes, « le supérieur devra lui porter ses avertissements et ses exhortations » (Petite règle 155).

En 372, Basile installa près de Césarée un centre d’hébergement. Théodoret de Cyr (vers 393 – vers 460) était tellement émerveillé par cette fondation qu’il imagina que ce fut l’empereur Valens lui-même qui céda le terrain sur lequel bâtir ce nouveau centre :

« Quant à l’empereur, il admira tellement Basile qu’il lui offrit les plus beaux terrains qu’il possédait pour les pauvres dont il s’occupait et qui, perclus de tout le corps, ont le plus grand besoin d’être soignés » (Histoire ecclésiastique IV, 19, 13).

Grégoire de Nazianze appela ce centre « l’intendance de la piété » :

« C’est une belle chose que l’amour des hommes, l’entretien des pauvres et l’aide apportée à la faiblesse humaine. Sors un peu de la ville et regarde la ville nouvelle, l’intendance de la piété, la réserve amassée en commun par les propriétaires, où va se dépenser le superflu de la richesse, mais aussi désormais leur nécessaire sur les exhortations d’un tel homme (…) il a proposé à tous les dirigeants des peuples, comme un commun objet d’émulation, l’amour de ces hommes et la générosité. A d’autres, les traiteurs, les tables opulentes, les sortilèges des cuisiniers et leurs raffinements, les voitures élégantes et ce qu’il peut y avoir de plus moelleux et de flottant en matière d’habillement ; à Basile les malades, les remèdes contre les plaies, ainsi que l’imitation d’un Christ qui ne guérissait pas la lèpre en paroles, mais en réalité » (Discours 43, 63).

Mais bien vite le peuple lui donna un nom qui rappelait celui de son fondateur : la basiliade. Sozomène l’atteste dès le cinquième siècle : il parle d’une « basiliade, qui est un hospice de pauvres très réputé, bâti par Basile, l’évêque de Césarée, dont il a, dès le début, reçu le nom qu’il conserve encore aujourd’hui » (Histoire ecclésiastique VI, 34, 9).

C’était une véritable petite ville qui se développait auprès de l’ancienne cité. Basile énuméra les différents services qui s’y activaient. Il y avait non seulement les infirmiers et les médecins pour soigner les malades, mais il y avait aussi des bêtes de somme et des gens d’escorte pour accompagner les marchands dans leurs déplacements. Basile, devenu évêque bâtisseur, y ajouta les métiers nécessaires à la vie et utiles au confort. Il l’expliqua et le décrivit dans une lettre qu’il écrivit au gouverneur Elie. Celui-ci s’était alarmé devant ce soudain développement. Le moine-évêque lui demanda :

« à qui faisons-nous tort en construisant des hôtelleries pour les étrangers, pour tous ceux qui viennent en passant comme ceux qui ont besoin de quelque soin pour cause de maladie, et en y établissant ce qui est nécessaire pour leur soulagement, les infirmiers, les médecins, les bêtes de somme, les gens d’escorte ? Ce fut une nécessité aussi d’y adjoindre des métiers, et ceux qui sont nécessaires à la vie, et tous ceux qui ont été inventés pour assurer une honorable existence, puis d’autres maisons encore, disposées pour les travaux » (Lettre 94).

Il conclut avec une certaine fierté :

« Toutes ces choses sont une parure pour la localité et un objet d’orgueil pour notre gouverneur, car les éloges lui en reviennent » (ibid.).

Pourquoi Basile a-t-il dû écrire cette lettre de justification ? Les artisans locaux se seraient-ils plaints parce qu’ils craignaient que la basiliade ne leur fasse un concurrence déloyale ? Ou le rassemblement de miséreux paraissait-il une menace pour la sécurité des habitants de la ville voisine ? La lettre ne permet de préciser la source de cette méfiance. Basile avait fait également construire une église pour cette nouvelle partie, extérieure au monastère. Ce lieu de culte conservait les reliques de certains martyrs. Le moine-bâtisseur demande à Amphiloque, évêque d’Iconion, de passer le saluer afin de rehausser de sa présence le prestige de ce nouveau lieu de prières et d’activités : « nous te prions de venir trois jours avant (l’assemblée annuelle du diocèse), afin que ta présence confère aussi de la grandeur au mémorial de l’hôpital » (Lettre 176).

Car ces ateliers étaient destinés aux nécessiteux. Le nom par lequel Basile les désignait est révélateur de cette finalité philanthropique. Un jour, en voyage d’inspection, il logea dans une basiliade :

« étant venu près de Césarée pour connaître l’état des affaires, et n’ayant pu supporter d’aborder dans la ville même, je me suis réfugié dans l’hospice des pauvres qui est proche, afin de m’y instruire de ce que je voulais savoir » (Lettre 150, 3).

Pour lui, ce que le peuple appelle une basiliade, c’est un hospice des pauvres. Grâce à ces nouveaux établissements, les plus démunis ont du travail et ils peuvent ainsi gagner leur pain. Les basiliades étaient organisées à l’intérieur comme à l’extérieur. La gestion financière était confiée à une personne étrangère à la communauté religieuse qui la jouxtait. Sozomène parle d’un certain Prapidios « qui, bien qu’il fût âgé déjà, veillait sur plusieurs villages ». C’était donc un chorévêque.

« Il faut aussi à la tête de la basiliade » (Histoire ecclésiastique VI, 34, 9).

La communauté monastique assurait la stabilité par la permanence de sa présence en ce lieu. Basile aurait-il songé à déployer de façon systématique cette institution pour mieux servir les pauvres et asseoir son influence dans toute la province ecclésiastique ? Certains auteurs ont avancé cette hypothèse. Le zèle apostolique déployé par l’évêque pourrait avoir une dimension politique. Sozomène écrit que

« Basile parcourait les villes du Pont, il y fonda beaucoup de communautés de moines et, par ses instructions aux foules, il cherchait à les gagner à son opinion » (Histoire ecclésiastique VI, 17, 4). C’est pourquoi il cherchait à assurer la protection de tels lieux :

« Le bien des pauvres est tel que nous cherchons toujours quelqu’un qui les recueille, parce que l’Eglise dépense au-delà de ce qu’elle possède, bien loin d’en percevoir un revenu quelconque » (Lettre 285).

Ces réserves de vêtements et de nourriture attiraient en effet la convoitise des voleurs et des brigands : « on a saisi dans cette église quelques-uns des malfaiteurs de métier qui volaient, contre le précepte du Seigneur, des vêtements grossiers de pauvres gens qu’il faudrait plutôt habiller que dépouiller. Ils ont été saisis par ceux qui sont chargés de veiller au bon ordre de l’église » (Lettre 286).

L’installation des basiliades fut à l’origine d’une nouvelle dispute entre Basile et Eustathe. L’évêque de Sébaste avait lui aussi fondé un centre d’accueil, comme le signale Epiphane de Salamine : ce dernier signala l’existence « d’un hospice »(en grec, xenodocheion), qui est appelé hôpital (en grec, ptôchotropheion) dans le Pont. Les chefs des Eglises l’avaient équipé pour pratiquer l’hospitalité. Ils pouvaient y loger les mutilés et les handicapés. Ils suppléaient à leurs besoins autant qu’ils le pouvaient » (Panarion 75, 1, 7). Eustathe envoya même deux de ses moines auprès de Basile pour le conseiller dans l’organisation de sa nouvelle institution. Ce furent Sophronios et un autre Basile, mais une violente opposition déchira le trio. Les reproches furent si violents que l’évêque Basile écrivit à Eustathe pour le mettre en garde contre les calomnies qui pourraient le salir. Il fut peu explicite dans cette missive, mais déjà il craignait le pire :

« les accusations ourdies contre nous par Sophronios ne sont pas un prélude à d’heureux événements, mais un commencement de division et de séparation, elles révèlent un effort pour faire se refroidir jusqu’à la charité qui est en nous » (Lettre 119).

La différence fondamentale entre l’hospice d’Eustathe et la basiliade repose dans le fait que cette dernière n’était pas simplement un lieu d’accueil et d’hébergement, mais qu’elle était une véritable petite ville où s’activaient les nécessiteux. C’était une forme de cité idéale, basée non pas sur l’enrichissement et l’indifférence, mais sur la prière et la solidarité chrétienne.

 

Bibliographie

Textes :

Basile de Césarée, Lettres, t. 1 – 3, éd. par Yves Courtonne, Paris, Les Belles Lettres, 1957 – 1966.

Basile le Grand, Règles monastiques, intr. et trad. par Léon Lèbe, avant-propos par Olivier Rousseau, Maredsous, Ed. de Maredsous, 1969.

Epiphane de Salamine, Panarion, dans Migne, Patrologia graeca 43, col. 504.

Grégoire de Nazianze, Discours 42 – 43, introduction, texte critique, traduction et notes par Jean Bernardi, coll. « Sources chrétiennes », n° 384, Paris, Ed. du Cerf, 1992.

Sozomène, Histoire ecclésiastique V – VI, texte grec de l’éd. de J. Bidez, G.C. Hansen (GCS), introduction et annotation par Guy Sabbah, traduction par André-Jean Festugière et Bernard Grillet, coll. « Sources chrétiennes », n° 495, Paris, Ed. du Cerf, 2005.

Théodoret de Cyr, Histoire ecclésiastique, tome II, livres III-V, texte grec de L. Parmentier et G. C. Hansen (GCS NF 5 1998), annotation par J. Bouffartigue,  introduction par Annick Martin, traduction par Pierre Canivet, revue et annotée par Jean Bouffartigue, Annick Martin, Luce Pietri, coll. « Sources chrétiennes », n° 530, Paris, Ed. du Cerf, 2009.

Etudes :

Philippe Henne, Basile le Grand, Ed. du Cerf., Paris, 2012.

Stanislas Giet, Les idées et l’action sociale de saint Basile, Paris, Gabalda, 1941.

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