Maryvonne Caillaux au colloque 2015
Au colloque 2015, Maryvonne Caillaux témoigne de la manière d’écrire pour dire la vie des plus pauvres.
‘Et si la beauté pouvait sauver le monde ? Et la beauté c’est le Christ !’, dit F. Dostoïevski.
‘Mais la beauté c’est l’horreur !’, dit-il aussi plus loin. (L’idiot)
Si j’ai voulu commencer par cette pensée de D. c’est parce qu’elle dit beaucoup des sentiments qui m’habitent lorsque je dois parler de la réalité que vivent les très pauvres que je connais.
Pour le dire autrement, il s’agit de rechercher incessamment la beauté, la grandeur, l’honneur là où nos yeux ne voient de prime abord que l’horreur, l’incohérence, l’inacceptable.
C’est aussi un peu comme l’expérience des pèlerins d’Emmaüs, ils ont vu Jésus en croix, homme qui n’avait plus figure humaine, déréliction totale… puis ils cheminent avec lui, l’écoutent… sans le reconnaitre, et tout à coup leurs yeux s’ouvrirent… ils voient ce qu’ils ne voyaient pas… et ils repartent le cœur en joie.
Depuis plus de trente ans avec Jean-Claude nous sommes engagés dans le mouvement Atd Quart Monde. Nous y avons côtoyé et partagé la vie des familles, malmenées par la vie, dont certaines étaient au bout du monde, rongées par la misère et le chaos qu’elle entraîne.
Alors Germaine ? Pourquoi et comment ai-je été amenée à écrire ce récit ?
C’était en l’an 2000, nous rentrions de quatre années passées à la Nouvelle Orléans aux USA, où le Mouvement Atd Quart Monde nous avait envoyés en mission.
Là, à travers une action de bibliothèque de rue, nous avons rencontré des enfants, beaucoup d’enfants et leurs familles. Des familles vivant dans une très grande pauvreté, un dénuement social extrême… des familles africaines-américaines pour la très grande majorité.
Au jour le jour, j’ai écrit ce qui se passait, ce que j’entendais, ce que je voyais, ce que les enfants nous racontaient.
Ecrire au quotidien est une des exigences du Volontariat permanent d’Atd Quart Monde.
Ecrire simplement. Sans arrière pensée. Sans autre but que de se laisser atteindre et transformer.
Ainsi j’ai écrit pour me laisser habiter par la vie de ces enfants, de leurs parents, pour entrer dans leurs joies et leurs souffrances. Ecouter et entendre le « contenu de leur désespoir, de leur courage, de leur foi, » selon les mots de Joseph Wresinski, comprendre la peur, la honte et la fatigue… y déceler leur grandeur et leur beauté.
La vie telle quelle est. Ecrire pour garder confiance malgré tout.
Pour moi écrire, c’est comme une prière.
Entrer dans le monde de la grande pauvreté et de la misère est comme passer soudainement de la lumière aux ténèbres… Quand on entre dans le noir, les yeux sont d’abord aveuglés et il faut du temps pour s’accoutumer à l’obscurité et pour commencer à distinguer autre chose que le noir.
C‘est l’expérience que nous avons vécu Jean-Claude et moi en arrivant dans le Mouvement Atd Quart Monde. Un long chemin de transformation intérieure m’a été nécessaire pour peu à peu apprendre à voir autrement, à regarder au-delà et à découvrir autre chose que l’horreur qui se montre.
C’est un long travail intérieur, qui se fonde d’abord sur une sorte de volonté, sur un choix. Je veux dire sur un parti pris, ou sur une foi. Sur la foi que tout homme est un homme, qu’il porte en lui une valeur qui fait sa dignité. Mais nos yeux empêchés de la reconnaître, doivent s’ouvrir pour voir enfin.
Juste une courte anecdote pour me faire comprendre.
Je me rappelle cette maman qui avait des enfants tellement sales qu’ils se faisaient rejeter de partout et l’école n’en voulait plus. Avec beaucoup de réserve je lui ai proposé de l’aider à ranger sa maison.
Chez eux c’était un vrai chenil, avec autant d’enfants que d’animaux, chaque pièce de la maison encombrée de tout ce que déversait la générosité des voisins touchés par tant de misère. Il y avait des affaires de toutes sortes qui envahissaient la maison quasiment jusqu’au plafond. Nous avons fait du rangement, jeté beaucoup. Et je me souviens qu’un jour, alors que je balayais une des pièces à peu près déblayée, elle me regarda avec insistance et dit tout à coup, comme si elle prenait conscience de quelque chose : ‘Maryvonne tu sais, je n’ai jamais vu ma mère balayer !’
Mes yeux se sont ouverts !
Nos enfants à cette époque, étaient encore très jeunes et je les ai revus me suivant avec leur petit balai quand je faisais le ménage. La vie s’imprime dans le cœur des enfants… mais il y en a qui n’ont jamais vu leur maman balayer !
Donc à la Nouvelle Orléans, parmi les familles que nous rencontrions, il y avait la famille Russell et ses enfants, dont Germaine est l’ainée. Les quatre enfants qui ne vont pas à l’école, ou si peu. C’est la grande pauvreté, la misère. La famille en porte tous les stigmates.
Je ne vais pas vous raconter maintenant le du bout de chemin que nous avons parcouru ensemble. Je le fais dans le livre. Je vais plutôt essayer de vous dire pourquoi j’ai écrit ce livre et surtout comment ? Vers quelles questions, vers quel abîme, vers quel horizon nouveau la famille Russell m’a et nous a entrainés.
Rentrés en Europe, le mouvement ATD Quart Monde m’a demandé d’écrire un portrait de Germaine. Il est dans la tradition du mouvement d’écrire ainsi des portraits, des monographies, des témoignages sur ou avec les personnes très pauvres avec qui nous cheminons. J’ai beaucoup résisté mais devant l’insistance du Mouvement, j’ai fini par accepter.
Donc six mois après notre retour je m’y suis mise. J’ai commencé par relire les centaines de pages que j’avais écrites au jour le jour. - Ce que d’ordinaire je ne fais jamais.- J’ai pris des notes.
Des questions m’assaillirent : Comment écrire ? Face à cette famille particulièrement pauvre, que la vie a souvent mise dans des situations très difficiles et dont les gestes posés nous ont semblé souvent si incohérents et incompréhensibles, inconséquents ! Comment écrire ? Comment trouver les mots ?
Je ne savais pas.
Comment dire ce que j’avais vu, ce que je pensais avoir compris, ce qui blesse et qui fait mal, avec suffisamment de pudeur, de respect et d’amour pour que les personnes en soient honorées et fières ? Comment être vraie et ne pas ajouter de honte à la honte ? J’étais devant un dilemme, un paradoxe !
Bien sûr, tout n’a pas été négatif, au contraire ; il y a eu aussi tous ces moments de joie, d’enthousiasme, de bonheur partagé, il y a eu de beaux moments de réussite…
Je n’avais aucune technique d’écriture, ni aucune expérience dans ce domaine.
Comment dire la misère et l’horreur dans des mots qui ne blessent pas encore plus ? Comment dire la grandeur des gens et rester dans la vérité – tout au moins dans la sincérité, dans la matérialité objective ? Comment dire la saleté, le mensonge, la fuite, sans humilier ? Sans enfoncer davantage ?
La façon que j’ai spontanément imaginée a été de m’adresser directement à elle, à Germaine. De lui parler !
Et de lui dire : « Voilà ce que nous avons vécu ensemble, ce que nous avons fait. Voilà ce que j’ai compris, comment je l’ai reçu. Voilà ce que vous m’avez donné d’entrevoir de votre famille, de votre cœur, de votre courage. Voilà comment je t’aime. Voilà les traces que tu as laissées dans notre cœur et notre mémoire.
Et c’est pourquoi vous et la Nouvelle Orléans resteront gravés dans notre mémoire familiale. »
Ce travail d’écriture fut comme une prière : être dans l’amour et la vérité. Choisir les mots vrais qui ne voilent rien, qui n’édulcorent ni les difficultés ni les dégâts de la misère mais qui disent en même temps la grandeur et le courage. Dire les odeurs et la saleté sans juger, ni blesser… Seules la tendresse et la confiance pouvaient me guider…
En quinze jours j’ai écrit ce texte. Ma seule boussole était de révéler la part lumineuse et intacte que j’avais trouvée au cœur du chaos de la vie de cette famille.
Plus tard j’ai trouvé cette métaphore des orpailleurs.
On m’a remercié, puis le texte est resté plusieurs mois dans un tiroir, jusqu’à ce que le mouvement me demande s’il pouvait être utilisé publiquement pour un séminaire sur l’école et le partage du savoir, à New York.
J’ai soudainement réalisé que même en changeant les noms, les lieux, il s’agissait de leur vie, de leur histoire et celle-ci n’appartenait qu’à eux. Seuls eux pouvaient donner leur accord. Je devais leur donner le texte.
Je suis donc retournée à la Nouvelle Orléans pour les rencontrer.
J’ai commencé par leur expliquer pourquoi j’avais écrit ce texte : « Si les pauvres sont mal considérés c’est aussi parce qu’on ne comprend pas de quoi est faite leur vie. On ne sait pas, alors on a peur et on juge ! »
Alors ils m’ont demandé de le leur lire moi-même. J’étais très émue. Avec mon mauvais anglais, j’ai lu. Ils m’ont écoutée dans un silence presque religieux moment intense de vérité ! Moment intense de vérité, instant de profonde communion, comme il en est rarement donné de vivre. Je l’ai reçu comme un cadeau inattendu et précieux.
Leur réaction m’a bouleversée : « C’est exactement notre vie ! Comment tu as fait pour te rappeler de tout ça, Maryvonne ? C’est exactement les mots que nous avons dits ! »
J’en profite pour leur parler de l’écriture quotidienne que j’avais pratiquée durant notre séjour à New Orleans…
Ils donnent leur accord pour que le texte soit utilisé publiquement et publié en français et en anglais :
« Ne change rien. C’est bien comme ça ! Il faut que les gens sachent combien les pauvres souffrent ! »
Je leur ai alors annoncé que leurs noms seraient changés. Non, cela était impensable : « En changeant nos noms, tu nous voles notre histoire », m’ont-ils dit.
Ecrire est une chose, publier en est une autre. Si décider de conserver l’identité de la famille, c’était prendre au sérieux leur parole et leur volonté, en même temps c’était prendre envers eux, un fort engagement personnel et en mouvement. Personne ne sait de quoi sera fait demain.
Pour terminer, je vous laisse avec vous cette prière écrite par le Père Joseph, qui avec ses mots dit exactement ce que j’ai essayé de vous partager :
Etre déchiré par leur déchirure,
Blessé par leur blessure
Meurtri par leur meurtrissure,
Espérant de leur espérance
Aimant de leur amour
Priant de leur prière
afin de faire face, avec eux au malheur
De le chasser, de l’anéantir. C’est cela lutter contre la misère.